Heureux comme Lazzaro ~ Alice Rohrwacher

Le Bon, la brute et les truands

Comme pour répondre à une civilisation devenue avide et destructrice, le cinéma s’intéresse de plus en plus aux vertus d’une nature salvatrice et apaisante. Rien qu’en cette année 2018, de nombreux films ont abordé ce sujet qui résonne plus que jamais avec notre actualité : Annihilation s’est emparé de la science-fiction pour imaginer un monde à la fois hostile et fascinant, dans lequel la nature finit par reprendre ses droits ; le mésestimé Leave No Trace nous présente les dangers comme les joies de la vie dans les bois, qui permet aux personnages de trouver les chemins de la perdition ou bien de se révéler aux yeux du monde ; le très récent Ága s’attache à décrire la disparition progressive de traditions ancestrales au profit d’une modernité envahissante et indésirable. À son tour, Heureux comme Lazzaro nous plonge dans un univers paysan hors du temps, pour mieux mettre en lumière les inégalités sociales encore brûlantes dans l’Italie contemporaine et la corruption généralisée d’une société où chacun exploite son prochain.

À première vue, Heureux comme Lazzaro est un film au réalisme prégnant. Ses allures de documentaire, ses sons naturels, le grain de sa pellicule et ses acteurs pour la plupart inconnus en font une résurrection sublime du néoréalisme italien, une réminiscence lumineuse où le réel est capté sur le vif, sans artifice ni fioriture. Dès la scène d’ouverture, Alice Rohrwacher nous invite au cœur de l’Inviolata, résidence champêtre et délabrée entourée de paysages bucoliques, où une cinquantaine de paysans travaillent en pleine chaleur et survivent dans la misère la plus totale. Tenus dans l’ignorance par la Marquise Alfonsina de Luna, gérante de leur exploitation de tabac, ils s’accommodent de ce mode de vie rudimentaire et ne se doutent aucunement de leur statut d’esclaves. Au milieu de cette lutte des classes pastorale, Lazzaro, jeune homme simplet aux origines incertaines, candide taiseux au regard enfantin, est le seul à faire preuve d’une bonté et d’une innocence absolues, toujours prêt à rendre service à ses pairs sans se soucier de son bien-être personnel.

Très vite, le film opère d’infimes décalages qui vont construire petit à petit toute sa singularité. Sans jamais quitter ses atours naturalistes, Heureux comme Lazzaro flirte subtilement avec le merveilleux, tout en immergeant le spectateur, par petites touches, dans les limbes du surnaturel. Dans une première partie à la temporalité flottante, qui oscille entre le début du XXe siècle, l’après-guerre et notre monde actuel, Alice Rohrwacher dévoile l’onirisme qui se terre au creux de la réalité. Les paysans dans leurs habits traditionnels « libérés » par un bus et des gendarmes modernes, un personnage semblable à un dieu du vent, soufflant sur les tyrans aristocratiques venus envahir la modeste maisonnée, et un loup imaginaire à la présence étrangement bienveillante sont autant d’éléments qui sortent au fur et à mesure le film de sa zone de confort pour l’emmener vers des contrées plus fantastiques. Avec douceur et assurance, Heureux comme Lazzaro avance de surprise en étonnement, jusqu’à une magnifique scène d’église emplie de grâce et de mysticisme, où une musique sainte semble reconnaître les âmes qui méritent sa mélodie.

Après un retournement de situation dont la teneur ne peut être révélée ici, nous retrouvons les mêmes personnages quelques années plus tard, dans une urbanité au teint triste et délavé. Avec nostalgie ou ironie, chacun évoque le passé à l’Inviolata, pour exprimer son désir d’y retourner ou de l’oublier. Pourtant, rien n’a vraiment changé depuis leur exode rural : les paysans d’hier sont devenus les parias d’aujourd’hui, condamnés à vivoter dans un ghetto aux abords d’une voie ferrée crasseuse, en marge de la ville. Quant à Lazzaro, vêtu des mêmes guenilles et affublé de son éternel visage angélique, il reste celui sur lequel on peut compter, celui aussi que l’on peut utiliser et tromper à l’envi. Interprété par le magnétique Adriano Tardiolo, Lazzaro devient alors le révélateur des travers de nos sociétés séculaires et contemporaines : par son regard d’ingénu qui ne fait nulle distinction entre richesse et pauvreté, par sa profonde générosité que rien ne peut ternir, Lazzaro souligne malgré lui l’injustice sociale et la malhonnêteté qui l’entourent depuis plusieurs décennies.

À l’instar d’un Pier Paolo Pasolini ou d’un Federico Fellini, Alice Rohrwacher prouve ici son incroyable capacité à faire surgir la poésie du réel, que ce soit par l’omniprésence de la nature – quand Lazzaro déambule parmi les luxuriantes feuilles de tabac, lorsque des copeaux de bois tombent sur lui comme de la neige ou lors de sa découverte de plantes comestibles en plein milieu urbain -, ou par le dessein de cet être pur et immaculé, touché par la grâce divine mais abusé par la cupidité des hommes. Entre réalisme politique et fable miraculeuse, Heureux comme Lazzaro, long-métrage dépaysant et unique, met en scène la pauvreté et la marginalité à travers les âges, comme une malédiction qui se transmettrait de génération en génération. Dans un final allégorique où l’aura vertueuse et l’altruisme authentique de Lazzaro se confrontent à l’irréductible violence du monde, Alice Rohrwacher interroge notre avenir incertain : la disparition de Lazzaro en martyr annonce un éternel recommencement, mais celui-ci sera-t-il synonyme d’un renouveau empli d’espoir ou bien d’une fatalité ?

7 réflexions sur « Heureux comme Lazzaro ~ Alice Rohrwacher »

  1. Merci pour cette très belle critique car sans toi Emilie, je risquais de passer à côté de ce film qui me tente beaucoup. Je trouve que le cinéma Italien se revivifie. « Call Me By Your Name » en est aussi un exemple récent. J’aime ce film, ce qui s’en dégage, son message.. Je ne doute pas que « Heureux comme Lazzaro » de Alice Rohrwacher m’émeuve tout autant. Tes mots suscitent, avec talent et passion, l’envie de découvrir ces films qui sortent de l’ordinaire plat Marvel qu’on nous sert aujourd’hui. J’ai hâte aussi de voir le Roma de Alfonso Cuarón qui vient de sortir sur Netflix. On en reparlera toi et moi c’est sûr. Belle soirée Emilie ! @très vite 🙂

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    1. Tu as raison Frédéric, le cinéma italien est passionnant, parfois bien plus que le cinéma français ! J’ai beaucoup aimé l’ambiance de Call Me By Your Name et celle de Heureux comme Lazzaro est également très réussie ! C’est une oeuvre très étonnante, ça ne ressemble à rien que j’ai déjà vu. Comme tu le dis si bien, on peut au moins se réjouir que des films singuliers comme celui-ci voient le jour, alors qu’on nage encore dans une uniformisation Marvel et Disney des goûts et des productions !
      Très hâte de voir Roma également, on en parle tellement !
      A très bientôt Frédéric et merci pour tous tes compliments ! 🙂

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  2. Annihilation, Leave no trace, Ága et donc Heureux comme Lazzaro, que de jolis moments de cinéma offerts au plus curieux d’entre nous durant cette année 2018 finissante. Et autant de films qui seront présents dans mon Top 10 annuel en cours de préparation.
    Merci Émilie de me révéler que finalement je semble enclin à m’intéresser « aux vertus d’une nature salvatrice et apaisante ». Je n’avais pas fait ce rapprochement entre ces quatre films.

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    1. Ces quatre films finiront également dans mon top, qui est d’ailleurs plutôt difficile à constituer tant les moments de grâce se sont faits rares sur nos écrans en 2018.
      Au moment des bilans de fin d’année, je me rends toujours compte que les films qui ont retenu mon attention sont en accord avec mes préoccupations personnelles. Cette année, la nature a été au cœur de mes pensées et le cinéma me l’a magnifiquement rendu.

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      1. Peut-être moins directement, cette année, Burning et High life répondaient aussi à ces interrogations.
        Pour ma part, je pense que mon Top 2018 sera globalement supérieur à mon Top 2017, mais il n’y aura pas que des films proposant des moments de grâce.

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