Annihilation ~ Alex Garland


/!\ Attention : cet article contient des spoilers /!\


Hollywood ending

Quelques jours seulement après la 90e cérémonie des Oscars, Hollywood prouve qu’il n’est pas près d’être l’instigateur d’une véritable révolution cinématographique. En nommant et en couronnant des films certes très réussis visuellement mais encore très calibrés pour le grand public (La Forme de l’eau avait tout pour remporter les suffrages avec son esthétique léchée et ses propos politiques peu subtils), le temple du cinéma américain se montre particulièrement fermé à des projets plus ambitieux, susceptibles de créer le débat et la réflexion. Une occasion pour le cinéma indépendant, mais également pour les plateformes de vidéo en ligne, de se faire une place de plus en plus conséquente dans le paysage audiovisuel international. Pour remédier à un Hollywood qui a perdu l’amour du risque, Netflix semble avoir toutes les cartes en main : déjà grand producteur de séries télévisées novatrices telles que The Crown, Master of None ou encore Sense8, il ne manquait plus qu’à ce géant du streaming une réussite cinématographique à arborer. C’est désormais chose faite avec Annihilation, le nouveau film d’Alex Garland, cinéaste prometteur déjà fortement remarqué pour son excellent Ex Machina. En rachetant les droits d’exploitation de cette production très attendue, Netflix récupère non seulement son premier grand film, mais se montre également bien plus audacieux que les producteurs frileux de la Paramount, qui ont préféré bloquer la diffusion du long-métrage, jugeant les spectateurs inaptes à comprendre et à apprécier une oeuvre « trop confuse » et « trop intellectuelle ».

Une grosse erreur de la part d’Hollywood, tant Annihilation constitue, aussi bien au niveau cinématographique que sociétal, une petite révolution. À première vue, le film n’a pourtant rien d’exceptionnel : son récit entrecoupé de flash-back paraît conventionnel, son rythme lent ne sert qu’à installer un mystère palpable et son propos d’introduction – partir à la rencontre d’une puissance inconnue pour l’empêcher d’envahir la Terre – ne fait pas preuve d’une grande originalité. C’est pourtant dans les entrailles de cet objet de science-fiction traditionnel que vont naître une inventivité et une radicalité nouvelles. À travers l’histoire de Lena, professeure en biologie embarquée dans une mission scientifique après le crash d’un astéroïde sur Terre, Annihilation expose en réalité tout ce qu’Hollywood a récemment cherché à atteindre sans jamais y parvenir : un spectacle magnifique aux effets visuels parfaitement maîtrisés, ni omniprésents, ni tapageurs ; un scénario complexe dont l’opacité  apparente n’est qu’une façade pour multiplier les niveaux de lecture ; une dimension expérimentale rare, notamment dans la scène de fin totalement muette, où tout passe par l’image et la danse des corps ; un casting majoritairement féminin qui revêt en plus des allures de diversité ; un puissant propos de science-fiction, qui confronte l’Homme à sa nature profonde et à sa tendance à l’autodestruction.

Au milieu d’une production hollywoodienne uniforme et sans saveur, Annihilation affirme alors son unicité et sa valeur. S’il paraît hanté par bien des réminiscences d’autres œuvres de science-fiction (Alien, Blade Runner, mais aussi Midnight Special), le film parvient à s’émanciper de ses aînés et, petit à petit, par la force d’évocation de ses images, par une mise en scène superbe de sobriété et par la création d’un univers entièrement neuf, réussit à se construire une identité propre. En nous plongeant à l’intérieur du « miroitement », sorte de dôme magnétique d’origine céleste qui grossit tel une tumeur à la surface de notre planète, Alex Garland interroge l’être humain par des chemins biologiques, psychologiques et métaphysiques, et pénètre dans chacune de nos molécules pour mieux révéler nos névroses les plus enfouies, notre statut périssable et notre devenir incertain. Dans un savant mélange de tension dramatique, d’histoire intimiste et de fulgurance visuelle, Annihilation revêt une beauté transcendantale singulière et, grâce à un scénario extrêmement dense, laisse le champ ouvert à tous les possibles, à tel point que chacun peut y puiser des théories et des émotions différentes. Tout en donnant naissance à des réflexions qui nous bouleversent dans notre chair, Annihilation convoque une imagerie nouvelle et devient ainsi non seulement un digne représentant du genre de la science-fiction, mais aussi un film en total accord avec son époque, tel l’emblème d’un XXIe siècle en pleine mutation.

Sans jamais revendiquer ouvertement et lourdement son féminisme, Annihilation affiche pourtant un casting essentiellement féminin. En dehors du remarquable Oscar Isaac, les premiers rôles sont campés par des actrices de talent, qui parviennent aisément à donner du relief à des personnages aux histoires personnelles plus symboliques que réellement dramatiques. Dans la peau de ces femmes qui n’ont plus rien à perdre et qui se jettent alors corps et âmes dans cette expédition périlleuse, Natalie Portman et Jennifer Jason Leigh brillent par la complexité de leur jeu, mêlant à la fois une force de détermination, une indépendance de pensée et une fragilité émotionnelle, l’une rongée par son adultère et l’autre, atteinte d’un cancer, prête à embrasser la mort. Tessa Thompson, déjà croisée dans Thor : Ragnarok et Creed, et Gina Rodriguez, actrice principale de la série Jane the Virgin, viennent souffler un vent de diversité sur le film, en plus d’incarner des personnages marginaux (une homosexuelle alcoolique et une geek introvertie). Scientifiques, intelligentes, téméraires, les protagonistes sont bien loin des stéréotypes que nous croisons habituellement dans les grosses productions : nous découvrons ici des femmes déterminées à affronter le danger, armées d’artillerie lourde mais surtout de leur matière grise, pour résoudre un phénomène mystérieux grâce à leurs connaissances en biologie, en physique, en géologie et en psychologie, là où des hommes militaires, figures de force et de violence, ont échoué avant elles.

Entre toutes les interprétations possibles, l’analyse écologique semble la plus contemporaine de toutes. Comme dans Ex Machina, Alex Garland commence par opposer des intérieurs à la modernité froide et inhospitalière, enfermant dans le cadre une humanité qui ne communique qu’à travers des vitres interposées, à un extérieur verdoyant et luxuriant, certes dangereux et énigmatique, mais peut-être synonyme de renouveau. Face à la déchéance de l’Homme, qui se saborde lui-même tant dans sa vie personnelle que dans son corps physique, la puissance inconnue, qu’elle soit extraterrestre ou divine, ne semble pas chercher à détruire la Terre mais plutôt à la réinventer. Sous le dôme aux multiples couleurs, c’est tout un écosystème qui prend vie, dans une cohabitation à la fois merveilleuse et monstrueuse d’organismes végétaux qui prolifèrent à l’envi et d’espèces animales gargantuesques et féeriques. Dans une optique de démultiplication et d’évolution, la nature reprend ses droits en Terre hostile et recrée un monde primitif, sauvage, aux apparences cauchemardesques mais qui pourrait bien devenir, selon Lena, un paradis, une sorte de jardin d’Eden où Mère Nature, dépourvue de toute présence humaine, pourrait renaître de ses cendres. En mêlant l’horreur à la poésie, Alex Garland expose l’ambiguïté de cette jungle parasite et montre aussi bien les vertus que les angoisses d’une annihilation de l’être humain par la nature. Un squelette d’homme devenu oeuvre végétale, une bête sauvage qui capture l’âme de ses victimes, des arbres à forme humaine : Annihilation multiplie les trouvailles passionnantes pour explorer en profondeur les possibilités offertes par la science-fiction, plus que jamais tournée vers l’avenir de notre environnement vital.

Forte de ses arguments visuels, scénaristiques et sociétaux, l’oeuvre d’Alex Garland a tout de ce qu’on pourrait appeler un « film culte » : dans plusieurs années, Annihilation sera certainement vu comme un long-métrage visionnaire et précurseur d’un changement profond au sein d’une production cinématographique en manque de qualité nouvelle ; comme un marqueur de son temps, préoccupé par une parité qui tarde à s’imposer et par une situation écologique désastreuse ; comme l’un des premiers films faits pour le cinéma à ne pas avoir été vus sur grand écran. En prouvant malgré lui que le cinéma de demain ne se jouera définitivement plus dans les salles obscures mais sur les petits écrans de chaque foyer, Annihilation marque inexorablement la fin du septième art tel que nous le connaissons actuellement et montre surtout l’état désuet et terriblement mercantile de l’Hollywood d’aujourd’hui, qui se refuse encore, presque quatre-vingt-dix ans après l’établissement du fameux code d’autocensure Hays, à diffuser des œuvres complexes et dérangeantes, capables de secouer l’opinion publique, de faire évoluer les modes de représentation et d’aller bien au-delà du simple blockbuster divertissant. En n’accordant pas son entière confiance à ce grand projet de science-fiction, en se mettant à dos un cinéaste d’avenir tel qu’Alex Garland – qui se dit profondément déçu par la décision de la Paramount -, et en se privant dans le même temps du premier très grand film de l’année 2018, Hollywood vient tout bonnement de signer son arrêt de mort artistique, d’entériner sa propre annihilation et de laisser la porte grande ouverte à de redoutables concurrents.

13 réflexions sur « Annihilation ~ Alex Garland »

  1. Bonjour Emilie,
    Eh bien, je partage entièrement ton avis sur Annihilation, Ex machina et… La forme de l’eau et La Paramount ! En acquérant les droits de distribution d’Annihilation, Netflix fait un joli coup et marque un point. Et bravo à Alex Garland pour avoir refusé de retravailler (et probablement dénaturer) son film.
    J’ai publié ce matin mon avis sur Annihilation : https://incineveritasblog.wordpress.com/2018/03/16/annihilation/
    En son temps, j’avais publié aussi un article sur Ex machina qui fait partie de mon top 2015. Annihilation est bien parti pour figurer dans mon top 10 en fin d’année.
    Et quid de La forme de l’eau ? Ma sagesse me dicte de ne rien publier…

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    1. C’est important d’avoir des cinéastes qui croient en leur art et qui ne cèdent pas à la pression des studios. Garland a su garder son intégrité face au comportement mercantile des magnats d’Hollywood et c’est un signe d’intelligence ! Annihilation sera très certainement dans mon top de fin d’année également, et sûrement à une très bonne place !

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  2. Coucou Emilie ! Je souscris totalement au constat affligeant que tu dresses d’un Hollywood dépassé par l’avènement des séries et du streaming. A trop vouloir « faire du fric pour fric », ils ont tué la poule aux œufs d’or. Tout cela va péricliter. Star wars, les Marvel, tous ces sous produits aussi vite consommés et insipides qu’un big mac chez mc do.. triste réalité que celle de voir Alex Garland être contraint à ne pas sortir son film en salle.. pendant ce temps « tomb raider » nous achèvent.. 😉 Un grand film ce Annihilation, le meilleur vu jusqu’à présent sur Netflix. Je vais moins au cinéma, la faute à des films trop calibrés, pas assez originaux.. Je pense que si un jeune Steven Spielberg se présentait devant les studios aujourd’hui avec un projet on lui dirait « la porte ou Netflix ».. Quand je vois combien Netflix investit dans la création, c’est la bonne politique. Sinon je me régale avec The Crown mais là je dévie du sujet 😉 Tu as un regard très pertinent sur le cinéma, netflix, le streaming.. souvent quand je vois un film, j’ai hâte d’avoir ton ressenti. Ta très belle plume fait le reste. Un grand merci à toi. Passe une excellente soirée Emilie 🙂

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    1. J’espère aussi que cette tendance d’Hollywood à ne produire que des choses vues et revues, des recettes éculées et de mauvaise qualité va se résorber. Cependant, je crois que ce n’est pas près d’arriver, malheureusement. Tant qu’il y aura des gens pour consommer ce genre de films, le système ne tombera pas et continuera à engendrer beaucoup d’argent. Il faut dire qu’après une journée de travail, de nombreuses personnes se contentent d’une petite comédie française ou d’un gros blockbuster dont elles connaissent déjà la fin. C’est un bon moyen pour de pas penser et s’éloigner du quotidien. Personnellement, je n’y vois qu’un abrutissement des masses et une disparition progressive de la créativité. J’espère sincèrement que Netflix continuera de miser sur des projets tels que celui-ci et que l’art audiovisuel ne se laissera pas noyer dans une soupe sans âme ni saveur.
      Je suis très contente que tu aimes The Crown, cette série est tellement belle et passionnante !
      Merci pour ton très gentil commentaire Frédéric ! C’est exactement la raison pour laquelle j’écris, dans l’espoir d’apporter un regard pertinent sur les films que je vois et peut-être donner envie à mes lecteurs de découvrir des programmes pas assez mis en avant, démontés à tort par la critique ou tout simplement de très bonne qualité.
      Passe une bonne soirée Frédéric et à très bientôt ! 🙂

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      1. Coucou Emilie ! ce petit mot pour te dire que je n’ai pas réussi à mettre de commentaire sur ta très belle note consacrée au nouveau film de Kechiche. Je me permets de le mettre ici. J’apprécie beaucoup le cinéma de Kechiche (la vie d’adèle est un des plus beaux films que j’ai vu). Tu en parles magnifiquement bien. Je ne comprends pas qu’il ne soit pas davantage reconnu tant son œuvre parle pour lui. Ce nouveau film m’attire beaucoup. Passe une excellente soirée, toujours un plaisir de te lire, @très vite 🙂

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        1. Coucou Frédéric ! Merci de m’avoir prévenue, j’avais malencontreusement décoché la case pour autoriser les commentaires (oups !).
          Nous sommes d’accord pour dire que La Vie d’Adèle est l’un des plus beaux films jamais réalisés ! Le cinéma de Kechiche est renversant, vibrant, tellement beau ! J’espère que tu apprécieras Mektoub my Love autant que moi. En ce qui me concerne, je suis certaine de le retrouver dans mon top de fin d’année !
          Bonne soirée à toi également et à très bientôt !

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  3. A reblogué ceci sur heart1001 (e-motions & movies)et a ajouté:
    Excellente et éclairée/éclairante analyse pour dire, avec de très nombreux autres déjà, combien ce film est grand, et à quel point il est un signe et un symbole des changements profonds à l’oeuvre dans le monde cinéma, et plus encore bien sûr, sur cette planète même. Voici venu le printemps, celui de l’an 2018. Enjoy !!!

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  4. Je me retrouve totalement dans ta superbe écriture sur ce film privé de grand écran (par chez nous en tous cas), un choix de distribution d’autant plus frustrant que Garland s’était armé d’une ambition esthétique remarquable. Bien sûr on sera gré à Netflix de nous permettre d’accéder à ce film, mais ne soyons pas dupe non plus de cette philanthropie artistique de façade qui masque des intérêts mercantiles in fine comparables à ceux des multinationales du divertissement. Le cinéma est aussi une affaire commerciale.
    Je te suis complètement sur le discours profond qui s’insère dans une enveloppe science-fictionnelle classique, tout comme lorsque tu rapproches cette œuvre d’une autre forme d’approche du genre qui était celle de Nichols dans « midnight special ».
    A recommander chaudement.

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  5. Je suis encore une fois d’accord avec toi à propos de ce film poignant qui m’a marquée. Par contre je suis un peu surprise que tu n’évoque pas le nom de l’auteur du livre dont ce film est l’adaptation : Jeff VanderMeer. Si le film t’as ouvert des portes, je te recommande la Trilogie du Rempart Sud en lecture … on en revient pas indemne 🙂 Il me reste le 3eme tome à terminer mais je suis conquise… tu connais ?

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    1. Oups oui, je n’en ai pas parlé ! À vrai dire, j’ai arrêté ma lecture à la fin du deuxième tome, que j’ai trouvé assez confus, assez difficile à aborder. C’est dommage car j’avais beaucoup apprécié le premier ! Il faudra me convaincre d’enfin lire le troisième, car j’avoue avoir un peu délaissé cette idée ! 😉

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