Dans la ligne de mire
Des westerns de Sergio Leone à L’Inspecteur Harry, Clint Eastwood-acteur a toujours campé des personnages de héros ambigus, des professionnels maniant les armes dans un but bien précis. Même dans ses propres films, Le Maître de guerre et Gran Torino en tête, Eastwood n’a cessé de s’inscrire dans une représentation de la violence bien particulière, toujours sur un fil. Pour American Sniper, son premier film de guerre depuis le diptyque Mémoires de nos pères/Lettres d’Iwo Jima, Eastwood renoue avec ce sujet fort qu’il n’avait pas abordé depuis 2009. Un sujet qui a rarement paru si problématique, mais qui ne manque pas de réveiller le style et les obsessions du cinéaste.
C’est dans le personnage de Chris Kyle que le premier paradoxe s’exprime. On retrouve chez ce sniper le plus célèbre d’Amérique – si célèbre qu’il fut surnommé “la Légende” – cette ambivalence souvent reprochée aux rôles incarnés par Eastwood lui-même. Cet homme, qui a œuvré pendant la guerre en Irak, est une combinaison de Frank Horrigan (Dans la ligne de mire), justicier obnubilé par l’idée de protéger son pays, d’Harry Callahan (L’Inspecteur Harry) dont les actes répréhensibles sont, cette fois, encouragés par le système, et de Walt Kowalski (Gran Torino), vétéran patriote traumatisé par une guerre qu’on ne l’a pas forcé à faire, mais où il est entré de son propre chef. Un guerrier élevé par un père porté par une unique règle d’or : alors que le monde est divisé en trois catégories – les brebis, les loups et les chiens de berger –, le maître de maison s’évertue à faire de ses deux fils des protecteurs.
C’est par cette obsession de devenir un chien de berger que sera guidé Chris Kyle tout au long de son parcours, cette idée-même qui le poussera à venger son pays des attentats du 11 septembre et à abandonner sa famille pour partir affronter l’ennemi. Un ennemi qui apparaît à travers ses yeux comme un loup, qu’il soit homme, femme, enfant ou animal. Chris Kyle le confesse, il est bien meilleur tireur lorsqu’un être vivant se trouve dans le viseur de son fusil. C’est précisément ici que le film nous questionne moralement : cet homme, qui est reconnu pour avoir tué officiellement plus de cent-soixante personnes, n’est-il pas autant un loup que le sont ses rivaux ? Dans l’autre camp, le monde n’est-il pas également divisé en trois groupes : les civils, les terroristes et les gardiens ? Au nom de quelles entités de tels actes peuvent-ils être perpétrés ? Pourtant, American Sniper affiche clairement ses intentions : Clint Eastwood est bel et bien en train de dresser l’hagiographie, pouvant mener à controverse, d’un soldat au chauvinisme exemplaire.
Les ravages de la guerre dans la cellule familiale et sur la psyché du soldat sont donc primés par le film, dans le but de dessiner un grand portrait dramatique et humain. Dans les scènes de la vie quotidienne, le danger est toujours présent en filigrane, laissant aux armes une place privilégiée : un stand de tir à la carabine lors d’une sortie en amoureux dans une fête foraine, un revolver troublant la tranquillité apparente du foyer des Kyle ou encore les coups de feu résonnant dans le téléphone de Taya, l’épouse de Chris. C’est dans les scènes de guerre que le film finit par échapper au cinéaste : à partir du moment où il choisit de représenter les actes de ce sniper, qui plus est avec une violence extrêmement réaliste, il revient au spectateur de se poser les bonnes questions. Le spectacle éprouvant que nous donne à vivre Eastwood, à coups de bruits retentissants, d’images étouffantes et de moments choquants, qui nous prennent au corps et au cœur, se doit de nous pousser dans nos retranchements. À nous de choisir de glorifier ou de condamner ce qui nous est donné à voir : il devient alors quasi-impossible de ne pas concevoir American Sniper comme un immense pamphlet cynique sur la place des armes aux Etats-Unis, sur la glorification des soldats et sur les limites de l’homme.
La question éthique glisse alors des mains d’Eastwood, pour atterrir entre celles du spectateur. L’occasion pour le cinéaste de se concentrer sur ses propres lubies : la question de la transmission, qui s’exprime ici à travers l’utilisation des armes, comme une tradition qui contamine les générations de père en fils ; l’obsession de la mémoire et l’importance de se souvenir des hommes qui ont marqué l’Histoire, avec tout ce que cela implique de paradoxal ; la représentation de la violence comme une lutte, contre un élément perturbateur empêchant l’accès à un bonheur et à un épanouissement absolus. La grandeur du film réside donc ici, dans sa capacité à coupler, délibérément ou non, des thèmes qui sont chers à Eastwood et des interrogations politiques et morales provocatrices. American Sniper est donc un long-métrage équivoque, en prise avec les démons du réalisateur, et sûrement le film le plus important de sa carrière récente.