Une Histoire vraie ~ David Lynch

The Ballad of Alvin Straight

Encore aujourd’hui, David Lynch est sans conteste resté le roi de l’expérimental. Revenu sur le devant de la scène en 2017 grâce à la troisième saison de Twin Peaks – un objet télévisuel plus que jamais radical et révolutionnaire -, le cinéaste américain n’en finit pas de nous abreuver de son univers psychédélique et surréaliste. Cette année encore, David Lynch nous a offert un court-métrage tout à fait loufoque, What Did Jack Do ?, où il met en scène tout naturellement un interrogatoire entre un officier de police et un petit singe. Cette fantaisie, qui fait partie intégrante de sa personnalité et de son style d’auteur, semble pourtant éclipser une autre facette de son cinéma. Une part plus intimiste mais aussi plus humaine qui, après avoir fait des merveilles dans l’incontournable Elephant Man, s’est également exprimée tout en délicatesse dans le trop méconnu Une Histoire vraie, sorti sur nos écrans en 1999.

Dans cette production Walt Disney Pictures, David Lynch revient sur la véritable histoire d’Alvin Straight, un vieil homme ayant voyagé sur sa tondeuse à gazon de l’Iowa au Wisconsin – soit environ trois-cent-quatre-vingt-dix kilomètres -, pour rendre visite à Lyle, son frère malade. Si le projet semble a priori bien éloigné des terres habituellement foulées par le cinéaste, il s’intègre pourtant parfaitement à sa filmographie si unique. Au fil d’un récit qui prend son temps, orné de paysages ruraux apaisants, Lynch reste égal à lui-même et invite, sur le siège passager de ce road-trip contemplatif, tout le décalage, l’absurde et la bizarrerie propres à son cinéma. Toujours accompagné par la musique envoûtante d’Angelo Badalamenti, le cinéaste met en scène des personnages investis d’une inquiétante étrangeté : une conductrice agacée de toujours renverser des cerfs sur sa route, des jumeaux mécano qui passent leur temps à se disputer et dans lesquels notre protagoniste se reconnait aisément, ainsi que Rose Straight, la fille d’Alvin, incarnée par une Sissy Spacek bégayante et simple d’esprit.

Pourtant, toute la beauté d’Une Histoire vraie réside ailleurs, dans les sentiments humains et les regrets qu’il explore avec une immense sensibilité. Tout au long de son parcours, Alvin devra guérir la culpabilité qui le ronge, panser les erreurs qui ont marqué son existence. Son voyage totalement fou et inconsidéré, en premier lieu source de moquerie et d’humour burlesque, se transforme alors en un périple de la rédemption ponctué de douces épiphanies sur le temps qui passe. Dans ses diverses rencontres, Alvin dévoile son histoire personnelle au contact de personnages eux aussi blessés par la vie : une jeune adolescente enceinte qui lui fera évoquer avec émotion la tragédie familiale de Rose, un groupe de cyclistes auprès de qui il philosophera sur son grand âge (« Le pire quand on est vieux, c’est de se souvenir qu’on a été jeune. »), ou encore un vétéran de la Seconde Guerre mondiale, avec qui il partagera ses souvenirs du champ de bataille, emplis de remords et d’actes qu’il ne s’est toujours pas pardonnés à lui-même.

Ce pèlerinage salvateur s’achève alors logiquement par sa rencontre avec un prêtre, dans une sorte de confession suprême qui lui donnera droit d’accès à son paradis perdu. Voilà dix ans qu’Alvin et son frère Lyle ne se sont pas adressé la parole, à cause d’une querelle à la Caïn et Abel, impliquant colère et alcool, mais qui, du propre aveu du protagoniste, n’a plus aucune importance maintenant que leurs existences respectives touchent à leur fin. Dans une réunion finale absolument bouleversante, Lynch dessine toute la douleur des deux frères sur le visage de ses acteurs : le regard empli de larmes, la bouche frémissante d’émotion, les traits meurtris, Richard Farnsworth et Harry Dean Stanton, deux géants au cœur immense, nous offrent, l’espace de quelques minutes seulement, l’une des plus belles scènes de tout le cinéma de Lynch, où se libèrent toute la persévérance et la dévotion de l’un, tout le pardon et la reconnaissance de l’autre.

Tel la dernière strophe d’un poème, cet ultime instant, fugace, mutique, chargé d’un fardeau trop longtemps porté, vaut tous les discours du monde. Par la puissance de ses dialogues et de ses silences, mais aussi par la force tranquille des paysages qu’il caresse, David Lynch écrit une histoire où la résilience ne peut se trouver que dans la quiétude des champs de blé et dans les récits de vie partagés autour d’un feu de camp, au bord de la route. En délaissant quelque peu l’excentricité au profit du réalisme et de la simplicité, le cinéaste signe ici son plus beau film, au plus près de l’homme et de ses tourments. Dans ce chemin de croix jalonné de réminiscences et d’espoirs, David Lynch nous dit que pour tromper la fatalité, apaiser nos angoisses existentielles et atteindre la paix intérieure, rien ne vaut des retrouvailles chaleureuses avec ceux qui nous sont chers. Et, dans le calme de la campagne, savourer l’instant présent, regarder les étoiles et contempler l’infini, une dernière fois.

8 réflexions sur « Une Histoire vraie ~ David Lynch »

  1. Un film magnifique de Lynch. A l’époque où je l’ai vu, il m’a semblé que cela tranchait avec la production de Lynch, plus iconoclaste, mais il est vrai qu’avec le recul, on retrouve beaucoup des thèmes et des obsessions lynchiennes!
    En tout cas, une très belle analyse!

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  2. Magnifique chronique qui revient sur cet étrange détour de Lynch dans le registre du réalisme poignant. On sait effectivement le réalisateur plus adepte des lacets (Mulholland Dr) et des « Lost Highway », mais il sait aussi tenir un cap, tracer la route dans cette Americana qui lui servit plus d’une fois de décor. Et nous saisir le cœur en bout de course.

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    1. Merci beaucoup ! 🙂
      Un film que je rapproche d’Elephant Man dans la filmographie de Lynch. Peut-être ses deux œuvres les plus réalistes et bouleversantes, même si Elephant Man se montre plus étrange encore par certains aspects.
      En tout cas, ce voyage aux côtés d’Alvin Straight vaut le détour, une magnifique aventure humaine !

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  3. J’aime beaucoup la façon dont tu parles de cet immense réalisateur qu’est David Lynch. Je lisais récemment que l’échec de son adaptation de « Dune » l’avait tellement marqué, qu’il ne regarderait pas la nouvelle proposition de Denis Villeneuve et de son « Dune ». Je te souhaite un beau weekend Emilie, toujours aussi chouette de te lire 😊

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    1. Il me semble que derrière sa fantaisie et ses projets assez fous, David Lynch cache une grande humilité, peut-être même une certaine forme de timidité. Je n’ai pas encore vu Dune, mais ce sera l’occasion, il me semble que le film arrive très bientôt sur Netflix !
      Un grand merci pour tes retours toujours positifs, Frédéric ! Passe une très bonne semaine, et à très bientôt ! 🙂

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  4. Simple, réaliste, classique sont autant d’attributs qu’on peut attribuer à ce film au point d’en faire un électron libre dans la filmographie de David Lynch. Le titre vaut pour programme et pour méthode. Certainement le film le moins lynchien de son auteur mais pas le moins touchant.

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