L’air du temps
En cette rentrée littéraire 2020 exceptionnelle, pas moins de cinq cents nouveaux romans ont été publiés, certainement nés pendant un confinement propice à l’inspiration et à la création. Cette année plus que jamais, la littérature française, marquée par un contexte particulier, semble intimement préoccupée par l’altération de l’environnement et par l’avenir commun des êtres humains. Aux côtés des romans les plus appréciés de la rentrée – Buveurs de vent de Franck Bouysse, L’Anomalie de Hervé Le Tellier ou encore L’Enfant céleste de Maud Simonnot -, Nature humaine plonge à corps perdu dans ces thématiques brûlantes d’actualité. Lauréat du prix du roman d’écologie en 2019 pour Chien-loup, Serge Joncour revient aujourd’hui pour nous conter la France rurale des années 1970 à 1990, un territoire profondément bouleversé par l’arrivée du nouveau monde à la veille du XXIe siècle.
Dans cette magnifique fresque sociale qui revêt des allures de roman de terroir, Serge Joncour tisse au fil des pages le tableau édifiant de notre pays, à une époque particulièrement charnière : de la sécheresse de l’été 1976 jusqu’à la tempête de 1999, en passant par l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand, l’avènement du nucléaire, la construction des autoroutes, les premières technologies, la catastrophe Tchernobyl, la suprématie grandissante des hypermarchés, l’épidémie de vache folle, la marée noire causée par le naufrage d’Erika ou encore la chute du Mur de Berlin, Nature humaine est un véritable morceau d’Histoire. Dépassant largement l’effet de mode du nature writing, le roman résonne comme un véritable témoignage d’un temps révolu, une mine d’or pour comprendre comment et pourquoi nous en sommes arrivés là aujourd’hui, à force de décisions politiques arbitraires et de gestes collectifs visant à entrer une bonne fois pour toutes dans les rouages du capitalisme.
Au cœur de cette société en constante évolution, les personnages ont chacun leurs propres convictions et leur façon d’appréhender les changements : Alexandre, protagoniste dépassé par les événements, presque indifférent aux mouvements du monde, est un agriculteur amoureux de la nature et viscéralement attaché à ses terres ; ses trois sœurs, elles, ne songent qu’à vivre des aventures citadines, attirées par les lumières de la ville et par la couleur de l’argent ; leurs parents fermiers lorgnent du côté du progrès dans l’espoir de s’en sortir ; le vieux Crayssac, personnage savoureux et indécrottable, voit d’un très mauvais œil l’arrivée de la modernité dans les campagnes ; quant à Constanze, une jeune allemande dont Alexandre s’éprend, elle ne se rêve autrement qu’en citoyenne du monde, globe-trotteuse engagée dans l’humanitaire et la protection de la nature. À travers ces différentes générations, Joncour dresse surtout le portrait d’une jeunesse mue par un sentiment de révolte général, entre rébellions, attentats et activisme écologique, tandis que les anciens observent avec désespoir et résignation la disparition progressive de leur univers paysan.
Du style brut, presque oralisé de l’auteur, de ses personnages plus vrais que nature, de la succession incontrôlable des événements, finissent par se dégager une indéniable poésie, une puissance diffuse qui fait surgir le réel entre les lignes et une nostalgie infinie, qui nous étreint sans que l’on y prenne garde. Car la grande force de Nature humaine, en dehors de son écriture emportée et de son sujet engagé, c’est de nous faire (re)vivre pleinement, comme si nous y étions, les grands bouleversements de ce dernier quart de siècle, alors que l’avenir ne promettait que mondialisation, réchauffement climatique et urbanisation de masse. En reconstituant ce passé qui nous semble déjà loin, l’auteur ne manque pas de s’adresser à chacun de nous, de toucher en plein cœur toutes les générations, celles qui ont vécu à la même époque qu’Alexandre mais aussi les suivantes, les plus jeunes, qui n’ont pour seul héritage qu’une société en perte totale de repères qu’il s’agit constamment de réinventer.
Jamais passéiste ni moralisateur, bien plus vivant que simplement factuel, Nature humaine est aussi une immense déclaration d’amour à la nature, aux campagnes françaises et à l’homme dans ce qu’il a d’indissociable avec son essence profonde d’être vivant. Face à la dégradation de son environnement vital, Alexandre n’a plus qu’une chose à laquelle se raccrocher : l’espoir de construire des relations avec ses semblables. Véritable fil rouge de ces vingt ans de transformations, de promesses non tenues, de rêves déchus et de retrouvailles éphémères, le lien qui unit Constanze et Alexandre est la seule constante immuable du roman, une histoire d’amour passionnée, romantique, impossible. Alors que la France s’apprête à entrer dans une nouvelle ère – celle d’Internet, de la fonte des glaces et des pandémies planétaires -, ne restent en dernier ressort que l’attachement profond à ces champs qui nous font sentir vivants, à ces étendues de menthe sauvage aux fragrances réconfortantes, et à l’amour, la seule chose universelle et intemporelle qui continue de faire battre les cœurs et tourner le monde.
Ta critique est magnifique Émilie ! On vit une rentrée littéraire superbe. On est gâté. Serge Joncour, j’apprécie cet auteur et je le rajoute donc à ma PAL. Je te souhaite un beau weekend Émilie 😊
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Un grand merci Frédéric ! Oui, beaucoup de romans font envie en cette rentrée, c’est assez vertigineux ! J’espère que tu apprécieras autant que moi cette lecture magnifique que nous offre Serge Joncour. Un véritable vertige temporel, un bain de nostalgie, la fin du XXe siècle plus vraie que nature !
Passe un beau week-end Frédéric, à très bientôt !
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