La Mule ~ Clint Eastwood

On the road again

Voici déjà dix ans que Clint Eastwood ne s’était pas montré sur grand écran. Avec Gran Torino, l’acteur-cinéaste enterrait définitivement son image de cinéma, en disparaissant des écrans de la plus élégante et de la plus bouleversante des manières. Depuis, Eastwood a choisi d’autres grands acteurs pour camper les premiers rôles de ses réalisations : Leonardo DiCaprio (J. Edgar), Matt Damon (Invictus), Tom Hanks (Sully) et surtout Bradley Cooper, qui apparaît véritablement comme son digne héritier dans American Sniper. Après toutes ces années d’absence que l’on croyait éternelles, il revient aujourd’hui dans La Mule, un road-movie tragi-comique où il incarne Earl Stone, un horticulteur à la retraite qui se retrouve embarqué bien malgré lui dans une affaire de trafic de drogues. Une nouvelle occasion pour Eastwood de porter un regard lucide sur sa vieillesse et de faire preuve d’une autodérision inédite.

Rarement l’on avait vu Clint Eastwood se moquer autant de lui-même. S’il avait déjà exploré timidement une veine comique dans Bronco Billy ou Un Monde parfait, celle-ci s’exprime ici de façon délibérée et pleinement décomplexée. À travers celle de son personnage, l’acteur-cinéaste souligne en réalité son invisibilité aux yeux d’une société qu’il ne comprend plus et à laquelle il n’appartient plus depuis longtemps. Après avoir été forcé de mettre fin à son activité à cause du vampirisme d’Internet, Earl passe son temps à assister à des cérémonies en son honneur, à boire des coups au bar en compagnie de ses vieux copains et à prendre du bon temps dans des bals de polka. Dans un monde qui a bien évolué, devenu cosmopolite et diversifié, où les jeunes passent leur temps sur leurs téléphones portables et où les hommes ne savent même plus changer un pneu, Eastwood paraît plus que jamais en décalage, lui qui a gardé les mêmes gimmicks et les mêmes préjugés réducteurs que lors de ses heures de gloire.

Lorsqu’Eastwood se retrouve naïvement entouré de mafieux mexicains musclés, tatoués et peu commodes, tous prêts à en découdre au moindre faux pas du vieillard (d’ailleurs surnommé « Tata » par les membres du cartel), la comédie fonctionne alors à plein. À coup de blagues racistes, de délicieuse insolence et de situations saugrenues, Eastwood donne un bon coup de pied dans ce groupuscule aux intentions peu scrupuleuses. La parodie vient parfois frapper à la porte, comme lors de cette séquence hilarante où Eastwood, mis sur écoute par les deux hommes qui l’ont pris en filature, contamine les malfrats par sa bonne humeur et ses chansons grivoises. En insérant sa figure comique et son profil d’innocent présumé dans un film de mafia tout ce qu’il y a de plus sérieux, Eastwood nous dit également qu’il a quitté le monde qui était autrefois le sien : celui de la violence, des armes à feu et des règlements de compte.

Dans cette comédie où Eastwood semble se débarrasser joyeusement de tout ce qui lui restait de consistance écranique, le cinéaste oublie pourtant de soigner la dimension dramatique de son film. En consacrant toute sa vie à son travail, Earl a négligé sa famille et ses proches, ce qui lui vaut désormais une rancœur tenace de la part de sa femme et de sa fille. Sa nouvelle rentrée d’argent est pour lui l’occasion de se racheter auprès de tous ceux qu’il a abandonnés au cours de son existence. Malheureusement, dans les moments les plus intimes, le cinéaste échoue à créer une réelle tension émotionnelle. Les sentiments et les non-dits n’éclosent jamais, faute notamment à des acteurs qui font bien pâle figure face au monstre sacré qu’est resté Clint Eastwood : la jeune Taissa Farmiga en fait toujours trop, Alison Eastwood (la fille du cinéaste) est inexistante et Dianne Wiest, par son cabotinage constant, parvient à gâcher toutes les scènes potentiellement déchirantes.

Si La Mule peine à égaler les chefs-d’œuvre dramatiques eastwoodiens tels que Gran Torino ou Million Dollar Baby, le film n’en reste pas moins un très beau commentaire empli de nostalgie du cinéaste sur sa vie privée et sur son œuvre. Dans ce regard en arrière sans concession, Eastwood finit par se juger lui-même « coupable » d’avoir laissé ses proches sur le bas-côté, au profit d’un travail dans lequel il continue de se montrer incroyablement prolifique, même à l’âge de quatre-vingt-huit ans. Dans un magnifique dernier plan, où Eastwood apparaît derrière les barreaux d’une prison dorée, le cinéaste se condamne d’ailleurs lui-même à dédier son vieux corps et son âme fatiguée à cette activité professionnelle à la fois salvatrice et aliénante, à laquelle il reste intimement, viscéralement et éternellement lié.

3 réflexions sur « La Mule ~ Clint Eastwood »

  1. Coucou Émilie ! Je le regarde cette semaine. Ta critique est très belle. On sent ton affection pour pour son cinéma. Clint Eastwood m’impressionne. Ce qui sera peut-être son dernier film (je ne le souhaite pas bien sûr) , un testament cinéphile du maître. J’ai une immense admiration pour Clint Eastwood. Il a fait des films géniaux. « Sur la route de Madison » est sans doute mon préféré. Merci de nous partager ton regard cinéphile sur son « dernier » film. Excellente soirée Émilie et @très bientôt 🙂

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