The Square ~ Ruben Östlund

Muséographie de l’homme contemporain

Après Moi, Daniel Blake de Ken Loach, Palme d’or certes nécessaire mais assez consensuelle, c’est The Square, réalisé par le danois Ruben Östlund, qui a décroché le prix cannois ultime. Plus métaphorique, plus caustique et plus à même de déranger l’opinion publique que son prédécesseur, le film nous amène rapidement à cette question essentielle pour capter l’essence même du cinéma : un grand film doit-il forcément être fédérateur ? Autrement dit, pour qu’un film nous touche, nous emballe, nous emporte, doit-il obligatoirement être une expérience agréable, devenir le tableau de nos côtés les plus vertueux et ainsi ne récolter que des avis positifs ? À l’instar de David Lynch, Darren Aronofsky, Denis Villeneuve et Andreï Zviaguintsev, qui ont tous récemment suscité le débat autour de Twin Peaks (saison 3), Mother !, Blade Runner 2049 et Faute d’amour, Ruben Östlund répond par la négative en dressant un portrait puissamment satirique de l’homme d’aujourd’hui.

Créer le débat, Ruben Östlund s’en délecte et s’en amuse. Allant à l’encontre des représentations normées par un cinéma américain prémâché, le cinéaste explorait déjà, dans son film précédent Snow Therapy, la lâcheté d’un père de famille, incapable de protéger ses enfants du danger et de reconnaître ses failles devant sa femme ainsi qu’en société. Avec The Square, le cinéaste poursuit avec habileté ses obsessions, en les intégrant davantage dans un contexte social susceptible de faire trembler chaque être civilisé qui se respecte. Le personnage principal, Christian, conservateur d’un musée d’art contemporain et père divorcé, a tout de l’antihéros : hypocrite, égocentrique, pleutre, le protagoniste échoue considérablement à faire coïncider les valeurs humanistes véhiculées par les expositions qu’il présente et son comportement dans la vie quotidienne. Si l’homme s’efforce d’être bon et généreux (et ne manque pas de s’en féliciter à la première occasion), sa nature profonde, primale et méfiante, reprend vite le dessus, lorsqu’il s’agit pour lui de récupérer son téléphone portable et son portefeuille, dérobés par un inconnu en pleine rue.

À travers les tribulations de Christian, Östlund met le spectateur face à ses propres réactions et le pousse dans ses retranchements moraux. En fustigeant la couardise et l’animosité qui se terrent en chacun de nous, le film interroge, sur fond de lutte des classes, notre humanité et notre capacité à lier nos principes à nos actes sans demi-mesure. Le centre névralgique du film, l’exposition The Square, simple carré lumineux censé promouvoir des valeurs fédératrices et altruistes, ne fait qu’éclairer la barbarie d’une société bien-pensante qui n’applique nullement les idées qu’elle défend. Face à la goujaterie de Christian envers les femmes et les plus démunis, à la campagne publicitaire de l’exposition qui mise sur un misérabilisme malsain pour générer du profit et au mépris de l’élite bourgeoise pour les marginaux, Östlund nous dit en dernier recours que les seuls êtres qui connaissent le partage et l’empathie sont les enfants, encore hermétiques à la corruption, au mensonge et à la fourberie du monde adulte.

Pour confronter le spectateur à ses propres paradoxes, Ruben Östlund n’a nul besoin de longs discours pompeux ou de sentimentalisme pernicieux. Son domaine à lui, c’est l’art du malaise. En étendant ses scènes sur la longueur, le cinéaste permet ainsi au trouble de s’installer et aux émotions de se succéder, en nous faisant passer aisément du rire le plus franc à l’embarras le plus vertigineux. Par des scènes ambivalentes, mêlant parfaitement la comédie au drame – ce moment dans la voiture, où les élans combatifs des personnages, portés par le son revigorant du groupe Justice, aboutissent sur l’un des morceaux de lâcheté les plus hilarants de l’histoire du cinéma, le face-à-face entre Claes Bang et Elisabeth Moss après des ébats amoureux, ou encore la séquence du dîner d’inauguration de l’exposition, où la crème de la haute société doit affronter un animal sauvage non identifié -, le film devient une satire sociale et politique rondement menée, en présentant avec un humour dévastateur ces comportements répréhensibles qui sont les nôtres et en sondant avec lucidité la bassesse de l’être humain contemporain.

En transcendant l’idée de bien et de mal, en nous livrant en pâture un protagoniste pitoyable auquel il est pourtant aisé de s’identifier et en orchestrant ce long requiem d’une société tantôt indifférente tantôt hostile envers son prochain, Östlund, en véritable maître de la mise en scène, fait preuve d’une audace politiquement incorrecte qui peine encore à exister sur nos écrans actuels. Si la dernière partie du film perd tout son aspect comique pour plonger à corps perdu dans une prise de conscience tragique, The Square se termine cependant, en plus de mettre le doigt sans vergogne sur l’opportunisme des médias, sur une image magnifique et terrible. Comme dans son film précédent,  Östlund choisit de clore son oeuvre sur le regard d’une enfant, frappée par les faiblesses d’un paternel qui s’efforce pourtant de soigner les apparences et de garder fière allure devant sa fille. Pour cette dernière, le patriarche n’a malheureusement plus rien d’un super-héros : il n’est qu’un être humain, capable d’erreur, pétri de cynisme et empli de contradictions. En un plan, en un regard, Ruben Östlund, hanté par cette idée tout au long du film, donne une leçon magistrale à un cinéma classique hollywoodien encore enfermé dans son manichéisme stérile et sa vaine naïveté.

2 réflexions sur « The Square ~ Ruben Östlund »

  1. « The Square », drame suédo-danois réalisé par Ruben Östlund…
    Eh bien, dites-moi, on a vu de beaux films ces temps derniers, de moins bons aussi, mais, là, le film est époustouflant, tant par le scénario, l’histoire racontée, que par la virtuosité de la mise en scène, la complexité de l’œuvre et l’extraordinaire richesse des thèmes traités.
    D’abord, dire qu’il est difficile de parler du film sans en révéler, au moins pour une part, le contenu. C’est une œuvre majeure du cinéma contemporain, très politique, sans jamais nous parler de manière didactique de politique. En d’autres termes, c’est un film sur la lutte des classes, même si, a priori, ce n’est pas aussi évident que cela. En fait, le réalisateur nous explique que la lutte des classes marxiste a quelque peu évolué, ce ne sont plus les prolétaires contre les patrons, du moins ce n’est plus seulement cela, c’est l’opposition entre les intellectuels, les bourgeois qui ont accès au monde de la culture et le monde des banlieues, des chômeurs, des pauvres. Il nous montre ces deux mondes, qui vivent en parallèle, qui ne se côtoient jamais, tellement le fossé qui les sépare est énorme. Ici, nous avons un intellectuel bourgeois, conservateur de musée, plutôt spécialisé dans l’art contemporain, donc divorcé, allais-je dire, et père de deux fillettes en garde partagée. Mais, si la plupart des bourgeois, maître des moyens de production, assument leur élitisme et leur mépris des prolétaires, incapables, selon eux, de comprendre les œuvres d’art, notre héros est un humaniste, disons un intellectuel de gauche, un bobo, un écolo, comme le disent avec mépris les haineux. Sa dernière exposition, « The Square », a pour thème l’indifférence, le manque d’empathie entre les gens.
    Oui, soit, sauf que, dans la vraie vie, ce n’est pas si simple. Le personnage, au hasard des péripéties de sa vie tant intime que professionnelle, va se retrouver coincé face à ses propres contradictions. Tout le film raconte cette prise de conscience, qui ne va pas aller de soi, cette contradiction entre une idéologie humaniste et généreuse -du moins, le croit-il!- et une réalité qui l’oblige à se poser la question de sa place dans la société. Le film, du moins au début, est drôle, voire désopilant, et l’on rit énormément! Il y a du Woody Allen chez le personnage, naïf, mais gentil, bien brave et qui cherche à mener sa vie en accord avec ses idées.
    Ensuite, on ne peut qu’être sensible à la virtuosité de la mise en scène, parfois époustouflante de maîtrise. Certaines scènes sont d’une drôlerie étonnante dans ses relations, justement avec les autres, particulièrement avec les femmes. A ce sujet, vous allez être pour le moins surpris par certains morceaux de bravoure, certaines scènes d’anthologie. En outre, tout, dans la mise en scène, tend à montrer justement l’incommunicabilité entre les êtres, la peur de « l’autre camp », l’individualisme et certaines séquences sont difficilement supportables compte tenu du malaise qu’elles engendrent. Pendant tout le film, on voit des mendiants, des SDF, des malheureux, mais personne ne s’arrête, personne n’a un geste généreux, tout le monde se méfie. Le personnage, qui se veut sympa, libre et honnête, se trouve piégé et, progressivement, prend conscience du divorce entre ses idées généreuses et sa pratique quotidienne.
    Alors, évidemment, le film peut apparaître difficile, car il s’agit d’une fable et certains épisodes métaphoriques peuvent laisser perplexe, mais il est rare de voir dans un film une telle dextérité pour montrer la réalité politique et sociale du monde dans lequel nous vivons, d’autant que le personnage que nous suivons, avec ses maladresses, ses goujateries parfois, est éminemment sympathique et qu’il est facile de s’y identifier. Le film est enfin très riche, dans la variété des thèmes traités: l’art contemporain en prend un coup, avec ses mécènes et ses parasites snobinards, les relations hommes/femmes sont montrées dans toute leur complexité, de la même façon les relations père/enfants dans un couple divorcé, la communication du monde moderne est montrée telle qu’elle est, c’est-à-dire ridicule et ne reculant devant aucune horreur, devant aucune outrance, du moment qu’on fait le buzz et que cela rapporte des sous. Voilà à coup sûr un film qu’il faudra voir, revoir et analyser: du grand cinéma!
    Dernière remarque: quel plaisir qu’un tel film ait obtenu la Palme d’or cette année, à Cannes, reconnaissance d’un grand cinéaste et d’une grande œuvre, sans vouloir préjuger de la qualité des autres films en compétition! Tiens, j’ai vu que Ruben Östlund est aussi le réalisateur de « Snow Therapy », ce qui ne me surprend guère!

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  2. Coucou Emilie ! tu me donnes envie de découvrir ce cinéaste qui ne laisse pas indifférent et c’est bien là tout le mérite d’un cinéma qu’on apprécie toi et moi. J’aime bien être repoussé dans mes limites, un peu bougé par un film. Je te rejoins, les films hollywoodiens pour l’essentiel ne nous propose que du réchauffé, des suites et des récits trop manichéens pour emporter notre adhésion. Passe un excellent weekend. Toujours un plaisir de te lire 🙂 @très vite ! 🙂

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