La Recluse de Wildfell Hall ~ Anne Brontë

Une vie

Après avoir reçu de nombreuses critiques du vivant de leurs auteures, Jane Eyre et Les Hauts de Hurlevent sont désormais reconnus comme deux des plus grands romans de la période victorienne. Impossible aujourd’hui de déclamer son amour pour la littérature britannique sans jamais avoir tenu entre ses mains ces titres de Charlotte Brontë et de sa sœur Emily. L’attention considérable accordée à ces deux œuvres majeures ombrage pourtant le talent de la troisième sœur écrivaine, Anne, très peu connue de nos jours et désapprouvée par sa famille (et notamment par Charlotte) après sa mort. À la suite de son premier roman Agnès Grey, où elle retranscrit sa propre expérience en tant que gouvernante, Anne Brontë publie en 1848 La Recluse de Wildfell Hall qui, en bravant les conventions de l’époque, ne manque pas de s’attirer les foudres des conservateurs.

Entre la noirceur destructrice des Hauts de Hurlevent et l’émancipation romanesque de Jane Eyre, La Recluse de Wildfell Hall s’inspire de la vie des trois sœurs, marquée par la déchéance et l’alcoolisme de leur unique frère Branwell, lui aussi écrivain. Dans ce roman épistolaire, Anne Brontë nous invite au cœur du destin d’Helen Graham, la fameuse locataire du manoir de Wildfell Hall, femme mystérieuse et solitaire qui éveille la curiosité du voisinage, notamment celle de Gilbert Markham, plus qu’intrigué par son mode de vie ermite et ses manières empreintes de pudeur. Par un récit enchâssé qui sait entretenir l’intérêt du lecteur, nous découvrons cette femme blessée par les aléas de l’amour, d’abord par le biais des lettres que Markham adresse à son meilleur ami, puis par la révélation du journal intime qu’Helen tenait dans sa jeunesse et durant sa vie d’épouse.

Le roman, construit avec ingéniosité et magnifiquement écrit, joue sur plusieurs émotions : l’interrogation d’abord, par rapport à l’attitude farouche d’Helen envers autrui et les raisons de son repli sur elle-même ; la pitié ensuite, devant la dévotion infinie avec laquelle elle affronte les affres de son mariage, qui font naître dans notre esprit la certitude que ses choix se révéleront funestes ; l’admiration enfin, pour cette femme à la mansuétude exemplaire et à la ligne de conduite infaillible. À ses côtés, nous traversons la vie au fil de ses évolutions, ballottés entre ses espoirs romantiques de jeune fille et ses désillusions de femme bafouée. En dépeignant l’existence d’Helen sans ménager les détails et en s’infiltrant dans ses pensées les plus intimes, La Recluse de Wildfell Hall s’inscrit dans un réalisme social et sentimental pour mieux sonder les dessous du mariage et la place de la femme dans la bourgeoisie britannique.

Dans un contexte encore marqué par la religion et les conventions sociales, Anne Brontë prend position, quitte à défier l’opinion publique, contre la perdition de cette femme dans un mariage destiné à être malheureux. En choisissant un homme charmant plutôt que spirituel, en laissant parler son cœur plutôt que sa raison, Helen ne se doutait pas des déshonneurs que lui causerait son époux, un homme sournois, endetté et beau parleur. Tandis que le volage laisse libre cours à ses pulsions les plus animales et fait montre d’une attitude répréhensible en société, Helen est contrainte à la solitude, à la tenue du foyer et à l’éducation de leur fils. L’épouse fera preuve de patience envers les travers de son mari, s’efforcera de corriger ses vices, jusqu’au point de non-retour, où il s’agira pour Helen de se défaire des griffes de cet homme manipulateur, en dépit des lois sacrées du mariage et de sa réputation sociale. De ce point de vue, La Recluse de Wildfell Hall nous présente une héroïne désireuse de reconquérir sa liberté et son bonheur, même s’il lui faut pour cela en payer le prix fort : voir son nom sali, fuir le monde et vivre dans la réclusion la plus totale.

Si Anne Brontë se montre proche du style de ses sœurs, par la peinture de sentiments complexes et le regard sans concession qu’elle porte sur son temps, son roman manifeste néanmoins plus de réalisme. Moins mystique et moins tourmenté que Jane Eyre, plus réfléchi et moins passionnel que Les Hauts de Hurlevent, La Recluse de Wildfell Hall, par sa force discrète et sa condamnation du traditionalisme, nous livre une véritable chronique sociale, bien plus semblable aux écrits de George Eliot ou de Thomas Hardy qu’à ceux des deux autres sœurs Brontë. Son héroïne, résolue et délicate, fascinante et moderne, égalant aisément Jane Eyre et Catherine Earnshaw, son écriture emportée où se diffuse pourtant la retenue, et ses thèmes universels (épreuves de la vie conjugale, importance de l’image publique, inconstance de la nature humaine, déceptions existentielles) font de La Recluse de Wildfell Hall l’un des romans victoriens les plus importants, et peut-être un ouvrage plus méritant encore, par le désaveu et la méconnaissance dont il a été l’objet, que ses prédécesseurs tant admirés.

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