Tour du monde en cent-vingt minutes
En 1990, après Stranger than Paradise et Mystery Train, Jim Jarmusch continue de renier ses origines américaines à travers ses productions. Avec Night on Earth, le cinéaste ausculte les villes de Los Angeles et New York pour mieux les déconstruire, et va aussi poser sa caméra dans trois capitales européennes, Paris, Rome et Helsinki. Dans un tour du monde en cent-vingt minutes où il met en scène des rencontres tantôt loufoques tantôt dramatiques entre des chauffeurs de taxi et leurs passagers, Jarmusch observe l’humanité dans sa diversité, sa complexité et sa vulnérabilité.
Dans une esthétique une nouvelle fois très sobre et pourtant d’une élégance unique, Jarmusch parcourt cinq villes terrestres différentes : à chaque début de fragment, le cinéaste nous plonge dans l’ambiance particulière de ces diverses métropoles, par des plans fixes et des airs de musique lancinante joués par Tom Waits. Des longs boulevards de Los Angeles aux rues enneigées d’Helsinki, Jarmusch nous balade de ville en ville, d’une façon romantique et parfois mélancolique, pour nous confronter à nos semblables, des êtres humains errant dans la nuit, la tête remplie de leur histoire personnelle, de leurs problèmes et de leurs idéaux. Chacun se met à nu et nous fait partager ses émotions, le temps d’une conversation furtive lors de rencontres éphémères.
Si le style de Jarmusch reste semblable de fragment en fragment, les registres sont pourtant très différents. D’un personnage à l’autre, de tête-à-tête en séparations, Jarmusch nous fait passer du rire aux larmes : si l’hilarité est d’emblée amenée grâce à Roberto Benigni en Italie, l’ambiance est tout de suite plus morose en Finlande, portée par le visage de Matti Pellonpää, acteur fétiche d’Aki Kaurismaki. De même, si les répliques échangées entre une Winona Ryder rentre-dedans et une Gena Rowlands très chic nous font sourire dans la ville des anges, l’atmosphère y est tout de même plus feutrée que dans le volet suivant, à New York, où une effervescence de langage laisse doucement place à la perdition la plus totale. En maître des émotions, Jarmusch déploie un éventail de sentiments et nous fait entrer dans le monde intime de ses personnages.
Dans un jeu de ressemblances et de dissemblances, Jarmusch s’amuse également à confronter les personnages les uns aux autres. À Los Angeles, les deux femmes, opposées par leur comportement comme leur apparence, ainsi que leurs milieux sociaux – l’une est une directrice de casting à Hollywood, l’autre est une modeste chauffeuse de taxi qui rêve de devenir mécanicienne et n’entend rien au monde du show-business –, vont trouver un terrain d’entente sur des sujets problématiques : les hommes et l’amour. À New York, Yo-Yo, un afro-américain local, et Helmet, un immigré tchèque qui sait à peine conduire et parle deux mots d’anglais, provoquent un véritable choc des cultures. Le jeune homme connaît la ville comme sa poche et finira par conduire à la place du vieil homme, qui porte la même chapka que lui. En fin de compte, l’américain retrouvera son foyer, tandis que l’étranger, qui compte pourtant s’en sortir en terre promise, finit perdu dans la jungle new-yorkaise. À travers le destin de ces quatre personnages, Jarmusch met à mal le rêve américain, en lançant un joli pied de nez à Hollywood et son monopole ainsi qu’à l’aspect faussement cosmopolite d’une ville hostile telle que New York.
En Europe aussi, les tête-à-tête s’avèrent emplis de dichotomies. À Paris (le fragment de loin le moins réussi, et le jeu abrupt de Béatrice Dalle n’y est pas pour rien), un chauffeur de taxi ivoirien prend à son bord une femme atteinte de cécité. S’installe alors un jeu de voyeurisme et de voyance dans une atmosphère plutôt dérangeante. À Rome, un conducteur lubrique partage ses expériences sexuelles avec un prêtre qui étouffe littéralement devant tant de perversité. À Helsinki, le chauffeur mesure son malheur à celui de trois hommes saouls qu’il doit ramener chez eux. En dessinant les histoires de ces oiseaux de nuit, Jarmusch brasse divers thèmes de la vie courante : famille, amour, sexe, travail, autant de choses qui importent tant aux terriens d’aujourd’hui. Cependant, si les personnages réussissent à se connecter le temps d’une course en taxi, ils paraissent pourtant bien seuls, enfermés dans une obscurité et une urbanité peu accueillantes.
Dans des fragments inégaux mais tous investis de véritables idées d’écriture, Jarmusch dresse le portrait de personnages qui errent dans la solitude avant de retourner en société, où le temps suspendu de la discussion nocturne prend fin et laisse place aux responsabilités de la vie diurne. En refusant de doter son film d’une grande morale finale comme l’aurait fait un film hollywoodien classique, Jarmusch nous livre cinq petites réflexions sur la vie terrestre, tel un poète du réel. Ce faisant, le cinéaste a très certainement réalisé le film parfait pour présenter l’humanité aux extraterrestres, d’une façon hétérogène, colorée et éminemment sensible.
Pas mon préféré de Jarmusch, avec ces espaces clos de conversations qui rappellent ceux de « Coffee and Cigarettes ». Mais il est intéressant de retrouver dans ton excellent texte le goût déjà présent chez le cinéaste de la poésie du quotidien, qui le conduira bien plus tard à Paterson sur les traces d’un autre chauffeur (de bus cette fois-ci).
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