Paterson & Sing Street : la poésie du quotidien

Paterson est un film doux, contemplatif, apaisant comme sait si bien les faire l’anticonformiste-né Jim Jarmusch. Sing Street est un film musical, dynamique et quasi-autobiographique de John Carney, cinéaste irlandais encore méconnu.  Aussi différents soient-ils dans leur forme – l’un étant une réflexion philosophique et stylistique destinée aux cinéphiles avertis tandis que l’autre se présente comme une comédie intimiste et populaire -, ces deux films sont portés par le même élan : nous révéler la poésie qui se niche au sein même de notre quotidien. L’un en dessinant la routine ouvrière d’un chauffeur de bus dans la petite ville américaine de Paterson, l’autre en confrontant les classes sociales dans l’Irlande des années 1980 sur fond de musique rock, les deux cinéastes font cause commune pour nous rappeler que l’art, dans son essence la plus pure, sommeille en chacun de nous.

Poetry is just evidence of life

Dans Le Plaisir des yeux, François Truffaut écrit : « Je trouverai davantage de poésie dans une séquence qui montrera un enfant en train d’essuyer la vaisselle que dans telle autre où le même enfant en costume de velours cueillera des fleurs dans un jardin sur une musique de Mozart. » Là où le réalisateur du récent Moonlight, consacré par l’Oscar du meilleur film, entoure son jeune personnage d’une emphase sonore et visuelle sans parvenir à en souligner le lyrisme, John Carney rend d’emblée les gamins de Sing Street poétiques. Portés par de jeunes acteurs emplis de talent, les personnages respirent l’authenticité, tant par leur vulnérabilité face à la réalité sociale dans laquelle ils sont plongés que par leur dégaine d’artistes en herbe, copiée sur le look queer de David Bowie ou sur le style « happy-sad » de Robert Smith, le chanteur de The Cure. Des corps adolescents, de leur fougue et de leurs gestes maladroits peut alors apparaître une poésie dénuée d’artifice.

Dans Paterson, la poésie naît de la structure même du film et de ce qui s’y joue : décliné sur sept jours, le quotidien du protagoniste est tissé de répétitions, au sein desquelles la variation devient source de lyrisme. Dans ce tourbillon à la fois familier et surprenant, vit Paterson, un jeune chauffeur de bus mutique dont l’existence est réglée comme du papier à musique et qui, en raison de son quotidien de travailleur, ne peut s’adonner à son art – la poésie – que d’une façon limitée. Se lever le matin, prendre le chemin du travail, effectuer son labeur journalier, s’arrêter dans un coin de nature pour écrire quelques mots, retrouver son foyer et sa compagne, puis, au crépuscule, trouver du réconfort dans le verre de bière le plus proche : voici le quotidien de Paterson, dont la banalité même, grâce aux effets aériens et stylisés de Jim Jarmusch, prend des allures d’une suprême élégance et d’une beauté toute prosaïque.

Writing in the street

Si l’art nous éloigne parfois de notre réalité, celui de Sing Street et Paterson s’inspire du quotidien, de sa rengaine comme de ses embûches, pour mieux tenter de le comprendre et de le dompter. Disputes parentales, béguin adolescent, interdiction vestimentaire : tout, dans les choses les plus anodines et les plus familières, devient matière à création. Dans Sing Street, la musique permet à Conor d’échapper à son quotidien morose, hanté par la déliquescence de sa famille, le harcèlement d’une brute épaisse de son lycée et les remontrances conservatrices du directeur d’établissement. Cependant, les mélodies comme les paroles qu’il couche sur papier s’inspirent largement de cette routine difficile à affronter. Il suffit de voir la première scène, où le jeune homme retranscrit en musique les insultes que se lancent ses parents, pour comprendre que la vie est une source d’inspiration inépuisable. Comme le précise son grand frère, il ne s’agit pas de savoir jouer d’un instrument pour être un artiste : il suffit plutôt de s’imprégner de l’univers qui nous entoure, pour créer un art unique et personnel, qui nous appartient en propre.

Paterson se révèle lui aussi comme un poète du quotidien, en trouvant l’inspiration dans les discussions avec ses collègues, les bribes de conversation de ses passagers, les tendres matins aux côtés de sa femme, les promenades avec son chien sur le chemin de son bar habituel, et même dans une vulgaire boîte d’allumettes. Dans ses poèmes investis de lyrisme ordinaire, il nous dévoile le potentiel puissamment romanesque, presque fantastique, de notre vie de tous les jours. Au sein de son existence monotone, la querelle d’un couple d’amis se transforme en une pièce de théâtre à part entière, les multiples jumeaux qu’il croise sur sa route paraissent le fruit d’une mise en scène mystique et le poème intitulé « Water Falls », que lui lit une petite fille dans la rue, devient digne des plus grandes oeuvres de la littérature en strophes. L’idée que l’art est fait de tout petits riens est également présente dans Gimme Danger, l’humble documentaire de Jarmusch sur les Stooges. Iggy Pop y avoue avoir découvert la musique dans les usines Ford à Détroit, ville de son enfance, où les automobiles et leur mécanique créaient leur mélodie, une sorte de « méga-clang » harmonieux et rock’n roll.

L’acte créateur en lui-même exprime sa propre poésie, celle de la rue. C’est sur le chemin de son domicile que Paterson, à la fin de sa journée de travail, s’assoit sur un banc dans son endroit préféré de la ville, face à une cascade, où il peut laisser libre cours à son imagination. Affranchi de toute contrainte de temps et d’obligation, le jeune ouvrier peut enfin s’élever spirituellement, dans ce moment de pure volupté, et se consacrer tout entier à son art. Dans une même volonté de se sacrifier à l’acte créateur, les adolescents de Sing Street font tout pour transmettre leur passion de la musique. La caméra à la main, affublés de costumes ridicules et de maquillage outrancier, les personnages s’en vont tourner leurs clips musicaux dans la rue, avec les moyens du bord, parfois moqués par les passants, mais en y mettant tout leur cœur. L’art, chez Jarmusch comme chez Carney, nait définitivement dans la rue, dans une atmosphère urbaine presque étouffante dans laquelle la création permet d’accéder à la liberté.

Art is love made public

Dans les deux films, l’art qui résonne le plus, c’est bien le chant de l’amour, celui qui fait naître la poésie d’un battement de cœur ou d’une étreinte éphémère. Si les démonstrations d’affection entre Paterson et sa femme sont peu nombreuses, les poèmes du personnage suffisent à exprimer ce que les gestes peinent à montrer. Exubérante, créative, déterminée, Laura apparaît comme le double positif de Paterson : contrairement à lui, la jeune femme change de passion comme de chemise – elle passe de l’apprentissage de la guitare à la confection de cupcakes, avant de repeindre tout l’appartement en noir et blanc -, et a plus de temps qu’il n’en faut pour se livrer à diverses activités artistiques. Alors que Paterson tarde à publier ses poèmes par peur de n’intéresser personne, elle n’hésite pas à présenter ses petits plats à un concours pour gagner quelques dollars supplémentaires. Aussi différente soit-elle de son compagnon, c’est bien elle qui semble être la muse de notre poète en herbe, tant par la sensualité qu’elle inspire lorsqu’elle raconte un simple rêve que par sa capacité à ensoleiller le quotidien de son mari. Dans une virulence inattendue, Paterson écrit d’ailleurs à son attention : « If you ever left me, I’d tear my heart out and never put it back. » Une déclaration d’autant plus sublime venant d’un homme aussi taiseux que Paterson.

Dans Sing Street, l’amour lui-même semble la base de l’acte créateur et des motivations artistiques de Conor. C’est lorsqu’il rencontre Raphina, une orpheline aux grands yeux azurs qui rêve de devenir mannequin, qu’il se met en tête de monter un groupe de musique, pour impressionner la jeune fille mais aussi pour la faire tourner dans ses vidéos. La plupart des titres qu’il compose, A Beautiful Sea, To Find You, The Riddle of the Model et Up en tête, sont destinés à Raphina et expriment les sentiments qu’il éprouve à son égard. La musique sert non seulement d’exutoire pour échapper à un monde trop conventionnel, mais également de moyen de communication dans un microcosme adolescent où les mots sont encore trop farouches pour affronter la réaction de l’être aimé. « L’art, c’est l’amour rendu public », déclare un personnage de la série Sense8 ; dans Sing Street comme dans Paterson, la musique et la poésie révèlent aux yeux du monde la vérité des sentiments que le cœur et le corps n’osent avouer.

You can always be what you want

Chez Jarmusch comme chez Carney, il s’agit surtout, à travers l’art, de se découvrir soi-même. Les gamins de Sing Street ont la vie devant eux et n’existent encore que par leurs idéaux, par leur volonté de rejoindre le monde des adultes pour pouvoir s’accomplir en tant que personnes. Pour cela, il faut tenter le tout pour le tout, ne rien faire à moitié et surtout prendre à revers le destin pour que celui-ci ne soit déterminé que par des choix. La fin du film ne se complait d’ailleurs pas dans la monstration de leur consécration ultime, car ce que John Carney nous dit, c’est que leur œuvre la plus aboutie se trouve dans ce geste désespéré, celui de traverser la mer d’Irlande pour rejoindre les terres anglaises et voguer vers une vie meilleure. Dans cette fuite en avant défiant toute raison, Sing Street célèbre la jeunesse dans ce qu’elle a de plus poétique : ses rêves les plus fous, son insouciance et surtout son impatience de s’imprégner du monde et des surprises qu’il réserve.

De son côté, Paterson semble perdre toute foi en son don d’écrivain, le jour où tous ses poèmes se retrouvent détruits par inadvertance. Après une conversation révélatrice avec un touriste japonais sur son banc favori, Paterson déclare en dernier recours, comme une sentence : « I’m just a bus driver. » Cependant, aux yeux de Jarmusch, nul besoin d’être un artiste pour accéder à la transcendance. Que l’on soit chauffeur de bus, météorologue ou tout simplement un être humain qui respire, le cinéaste américain nous dit que la poésie se dissimule dans chaque pore de notre peau, derrière chacun de nos souffles, dans la façon dont nous avons l’habitude de rythmer notre routine et surtout dans notre art tout personnel de vivre notre existence. Malgré la piètre opinion qu’il a de lui-même et son manque de confiance en son œuvre, Paterson comprendra enfin que ce n’est pas la création qui fait l’artiste, mais la vie elle-même.

Par leur leçon de vie, leur amour de l’art et leur sincérité, Sing Street et Paterson ont su, tous deux à leur façon, révéler la beauté cachée de notre partenaire le plus fidèle comme le plus redoutable : notre quotidien. Sous le regard bienveillant de Jarmusch et Carney, les personnages, tant dans leurs doutes que dans leurs espoirs, en nous susurrant de doux sons mélodieux ou en nous livrant des textes d’une magnifique simplicité, nous rappellent que nous sommes tous des artistes malgré nous. Comme le précise Iggy Pop dans Gimme Danger, « Music is life and life ain’t business. I don’t wanna belong to the glam people, alternative people, to any of it. I don’t wanna be a punk. I just wanna be. » Le secret est bel et bien là : il suffit d’être pour être poétique. En définitive, Paterson et Sing Street – et dans une moindre mesure, Gimme Danger – sont des films dont on ressort le cœur léger, portés par la volonté dévorante de se confronter à la banalité de notre réalité et investis de l’ultime conviction que le monde regorge d’une poésie insoupçonnée, qui reste encore tout entière à découvrir.

7 réflexions sur « Paterson & Sing Street : la poésie du quotidien »

  1. Pas vu Sing Street mais j’ai fondu devant « Paterson ». Quand la poésie naît du prosaïque, ne se contente pas du noir ou du blanc, jaillit entre le café et les cigarettes, quand le beau n’est plus là où veut nous le désigner d’office (ce que dit en substance cette très belle citation de Truffaut), on trouve les vrais trésors, l’émerveillement à l’état pur. J’aime beaucoup le parallèle avec le film musical, un thème qui sied bien à ce Jarmuscj si féru de rock’n’roll.

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  2. Approche originale que cette mise en parallèle de deux films qui ne s’adressent effectivement pas au même public. A la musique des années 80 dans laquelle baigne Sing street, on peut « opposer » la musicalité de la poésie de Paterson. Pour le premier nommé, la répétition est celle de quelques accords de musique. Pour le second, la répétition est celle d’un quotidien décliné en quelques vers sur un carnet. Un autre parallèle peut être tracé entre les deux films, celui d’une certaine nostalgie du passé. Pour Sing street, elle est patente et elle concerne les années 80. Pour Paterson, elle est plus subtile, elle prend appui sur le temps qui passe, jour après jour et sur le refus d’une certaine modernité (de leur propre chef, les personnages principaux ne sont propriétaires d’aucun équipement moderne).

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  3. Je n’ai pas encore eu l’occasion de découvrir Paterson (je lis de bonnes critiques mais j’ai peur de m’emmerder pour être honnête). En revanche, j’ai beaucoup aimé Sing Street qui ne peut pas être limité à un simple film divertissant et léger.

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  4. Coucou Emilie ! comme à chaque fois tu me cueilles avec ton très joli texte qui me donne envie de voir ces deux films. L’acteur de Paterson est excellent, je l’ai trouvé très bon dans Silence de Scorsese ! Adam Driver a tout d’un grand. Prochain film pour moi le James Gray « The lost city of Z » que j’ai hâte de découvrir ! je te souhaite une belle semaine Emilie, @très vite pour d’autres échanges cinéma 🙂 🙂

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  5. Ouh, là,là! Là je sens bien que certains vont crier au foutage de gueule, au grand n’importe quoi!
    Et pourtant… Bon, il est vrai que « Paterson », le dernier film de Jim Jarmusch, est un film, comment dire, surprenant. Si vous n’aimez pas la poésie, particulièrement la poésie contemporaine plutôt surréaliste, passez votre chemin. Car « Paterson » est un film qui parle de poésie -et aussi de philosophie- et qui fonctionne sur le rituel.
    Prenez un couple et égrenez les différents jours de la semaine, du lundi au lundi suivant. On a droit aux mêmes plans, au même rituel, aux mêmes gestes. Le mari est un poète chauffeur de bus, ou plutôt un chauffeur de bus poète. Sa femme est un personnage délirant, peintre amateur, confectionneuse de cupcakes, qui rêve de devenir Joan Baez. Voilà, vous en savez assez.
    Le héros s’appelle Paterson, il vit à Paterson, il a, en gros, le physique de Buster Keaton, sourit à peine plus que lui, il a une épouse magnifique jouée par la superbe Golshifteh Farahani. Leurs relations sont totalement asexuées, pourtant ils sont aux petits soins l’un pour l’autre. Sachez en outre qu’il y a un chien, qu’il y a un troquet avec un patron de bistrot, qu’il y a Roméo et Juliette, qu’il y a les chutes du Niagara en miniature, qu’il y a enfin un poète japonais. On arrête là-dessus, vous avez tous les ingrédients d’un film totalement loufoque et très drôle.
    Tout le film joue sur la répétition, sur le rituel et sur une lenteur totalement assumée.
    « Paterson » est une œuvre très intéressante, passionnante, et qui pose de réels problèmes d’interprétation. Il semble nous parler du bonheur simple, de la routine, de la gentillesse, de l’amour. Les personnages sont des zombis qui vivent au ralenti. A tout moment on se dit que la machine va s’enrayer, que le film va déraper, que quelqu’un va péter un plomb… Mais non. Peut-être a-t-on une image d’une certaine Amérique, qui nous change des Red Necks, de la violence, des trumpisations actuelles, et Jarmusch nous rappelle que cette Amérique-là existe aussi, mais que nous l’avions un peu oubliée.

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