Frantz ~ François Ozon

La couleur du mensonge

François Ozon est sûrement l’un des cinéastes français à revendiquer le plus librement son goût pour l’ambiguïté, qu’elle soit morale, identitaire ou bien sexuelle. En témoignent ses trois derniers films Dans la maison, Jeune et jolie et Une Nouvelle amie, où des thématiques telles que le voyeurisme, la prostitution et le travestissement étaient abordées de manière tout à fait décomplexée. Avec une aisance à construire des ambiances malsaines et à imaginer des personnages toujours sur un fil, Ozon s’est imposé maître dans l’art d’explorer la recherche de soi sur grand écran par des chemins toujours plus tortueux. Contrairement à l’avis général qui s’accorde à le porter aux nues comme un grand mélodrame romantique, son nouveau long-métrage Frantz fait bel et bien partie de ces œuvres ambivalentes qui constituent la filmographie si insolite qui est la sienne.

Il est vrai qu’au premier abord, Frantz n’a rien d’équivoque et détonne des récentes œuvres du cinéaste. Une esthétique sobre, tout en noir et blanc, marquée par des contrastes de lumière quasiment expressionnistes, ancre le film dans un autre temps, celui du début des années 1920, au lendemain de la Première Guerre mondiale. Le récit, dans un premier mouvement, s’avère lui aussi dépouillé, voire convenu : après la mort de Frantz, un soldat allemand tué au front, ses parents et sa fiancée Anna tentent de se reconstruire, de reprendre goût à la vie. Tout en apportant un harmonieux mélange de langue française et d’allemand – une chose de plus en plus rare dans les films actuels, où tout le monde parle anglais même au fin fond de l’Afrique, comme le dit Pierre Niney dans une interview -, Adrien, un jeune Français qui a aussi vécu l’enfer des tranchées et prétend avoir connu Frantz, apparaît comme la solution à leur problème, par les souvenirs qu’il fait resurgir, les couleurs dont il peint leur triste existence et l’être de substitution qu’il devient pour panser le vide laissé par le fils et le fiancé disparu.

Cependant, les apparences se révèlent trompeuses, car sous l’élégant clair-obscur se cachent en réalité bien des vices. Le mensonge d’abord, qui prend une ampleur telle qu’il force les personnages à sortir de leur deuil d’une façon inattendue et vient hanter la forme même du film, lorsque celui-ci délaisse le noir et blanc pour revenir à la couleur le temps de séquences de réminiscences nébuleuses. La culpabilité ensuite, celle de paternels qui ont envoyé leurs fils sur les champs de bataille, celle de deux nations qui continuent de se déchirer dans un climat de xénophobie latent et celle d’Adrien, dont le lourd secret poussera Anna à mentir à son entourage et à elle-même. Enfin, c’est l’illusion qui est le cœur névralgique du film : encouragée par ses anciens beaux-parents, Anna voit dans Adrien l’homme qui pourrait remplacer l’être cher qu’elle a perdu, et Adrien trouve chez la jeune femme le moyen d’accéder au pardon. Les deux protagonistes se bercent ainsi de chimères tout au long de leur parcours et ce jusqu’au tout dernier plan, où Anna, qui déclare enfin avoir retrouvé l’envie de vivre, nage encore dans un océan d’illusions.

Par ces boniments, qui apparaissent véritablement pour les personnages comme une porte de sortie après le chagrin causé par la disparition de Frantz, le film montre des êtres désemparés qui n’hésitent pas à pallier l’absence du mort en tissant des liens fantomatiques avec les vivants. Comme c’était déjà le cas dans Une Nouvelle amie, chacun des protagonistes place ses espoirs chez les autres pour oublier que Frantz n’est plus, jusqu’à remplacer ce dernier par des ersatz qui ne sont en réalité que des miroirs aux alouettes. « Il faut aussi vivre pour les autres », déclare Adrien à Anna ; cependant, dans le film, l’attachement à l’autre ne se fait que pour un plaisir individuel et faussement salvateur, simplement dans l’espoir égoïste de trouver chez le premier venu un être qui pourra combler le néant. Dans cette substitution des corps et des caractères, Ozon lorgne du côté d’Hitchcock et de son mythique Sueurs froides, en enrobant d’une mise en scène vertigineuse les prémices d’une histoire d’amour qui ne peut réellement exister que sous forme de fantasmes et de tromperies.

Là où ses derniers films s’avéraient assez racoleurs dans leur forme comme dans leur propos, François Ozon choisit de donner à Frantz des apparences discrètes de drame historique, où résonnent l’absence et le deuil, pour mieux plonger au cœur des effusions de plusieurs âmes en perdition et faire ressentir leurs contradictions aux spectateurs d’une manière fébrile, sensible et perspicace à la fois. Ozon délaisse ici l’explicite pour s’adonner en subtilité à l’analyse des sentiments humains et signe par la même occasion l’un de ses films les plus délicieusement denses, problématiques et complexes, où le désarroi face à la mort d’un être cher se mue en un parcours initiatique jonché d’affabulations vertueuses et de faux-semblants réconfortants. En brouillant brillamment les frontières entre convalescence émotionnelle et imposture rédemptrice, Frantz, tel un kaléidoscope vaporeux, nous hypnotise par ses couleurs séduisantes avant de nous ramener à cette sombre idée  que la vie n’est que nuances de gris.

8 réflexions sur « Frantz ~ François Ozon »

  1. Décidément, François Ozon est un cinéaste éclectique, capable de réaliser des œuvres majeures, comme « Sous le sable », « Huit femmes », « Swimming Pool », « Dans la maison », ainsi que des ratages beaucoup plus discutables et complaisants, comme « Jeune et Jolie » et « Une nouvelle amie ». Donc, il est souvent difficile de savoir avec lui sur quel pied danser…
    Disons qu’avec « Frantz », nous retrouvons indéniablement le très grand cinéaste qu’il est parfois capable d’être.
    « Frantz » est un film très fort, qui fonctionne constamment dans l’émotion, sans la moindre fausse note, sans le moindre répit. Peut-être peut-on parler de grand film romantique avec cette histoire, sorte de dommage collatéral de la grande boucherie de 14-18, sans doute, mais sans aucune mièvrerie, sans aucun pathos exagéré. On retrouve François Ozon, le Ozon capable de nous raconter une histoire, une histoire à laquelle on a envie de croire, avec des gens « purs », honnêtes, profondément humains, en même temps qu’intelligents et sensibles, dominant magistralement un scénario aussi habile que vraisemblable, capable de nous mener sans problèmes vers des fausses pistes afin de mieux nous asséner des scènes merveilleuses et étonnantes.
    En outre, techniquement, c’est magistral, ne serait-ce que par l’idée d’utiliser le noir et blanc, toujours aussi beau esthétiquement, tout en revenant parfois à la couleur, sans aucun artifice, sans aucune affèterie. Du coup le montage est merveilleusement fluide et le film est superbe. Quant à la direction d’acteurs, elle est tout bonnement stupéfiante. On galvaude souvent le terme de « solaire », pourtant c’est bien le terme qui s’impose pour qualifier le jeu de Paula Beer, étonnante de fraîcheur et de sensibilité. Pierre Niney est au diapason, ainsi que le couple, débordant d’émotion, Marie Gruber et Ernst Stötzner.
    Enfin, le film de François Ozon est aussi un grand film politique, un grand film pacifiste, le contexte historique étant en permanence important. A une certaine époque, pas si lointaine, le film eût été interdit (on n’a pu voir en France « Les Sentiers de le gloire » de Stanley Kubrick qu’en 1975!!!). Espérons que, compte tenu du contexte actuel, il ne soit pas interdit dans les mois qui viennent!

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  2. Un très beau film que vous approchez avec une belle nuance argumentaire. L’ambiguïté hitchcockienne semble être le credo d’une filmographie qui joue constamment sur le hiatus : chez Ozon, on passe d’un jeune femme amoureuse d’un transgenre dans le monde d’aujourd’hui, à une autre amoureuse d’un fantôme dans le monde d’hier. On navigue entre souvenirs incertains et présent fuyant, évoluant en permanence sur le fil tendu au dessus du gouffre du mensonge (comme très justement mentionné dans l’article). Brillant scénariste (aux limites du clinquant diront les langues de vipères), Ozon n’est pas manchot non plus derrière la caméra. Lubitsch aurait sans doute apprécié.

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  3. Tu me donnes envie de le voir. j’ai lu des critiques positives dans Télérama et le magazine l’histoire dont je suis abonné. Le noir et blanc c’est un choix esthétique qui m’a toujours plu (cf. le ruban blanc de Haneke ). Dommage que les films ne restent plus si longtemps à l’affiche. On ressent ta passion pour ce cinéma d’auteur et ça c’est chouette. Bon weekend Emilie et merci pour le partage ! 🙂

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    1. C’est souvent un problème de voir des films d’auteur en dehors de Paris… Soit ils ne restent pas longtemps à l’affiche soit ils ne sont pas diffusés en VO (voire les deux) et c’est bien dommage ! Mais oui, c’est le cinéma que je préfère car il me permet d’observer l’évolution des cinéastes, leurs obsessions qui reviennent de film en film, une perspective que le cinéma hollywoodien offre rarement… Merci Frédéric, bon week-end à toi aussi ! 🙂

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      1. tu vois pour « une vie entre deux océans.. il est resté moins de deux semaines à l’affiche avec seulement deux séances par jour dès la seconde semaine.. on a un complexe cgr qui diffuse les blockbusters et un cinéma plus à taille humaine qui fait plus dans le film indépendant. Mais je remarque que de plus en plus on a du mal ici à voir certains films d’auteurs. Quand je vois que des nanars comme brice 3 et je ne sais quelle pitrerie encore qui ont 800 ou 900 écrans alors que d’autres peinent à en avoir 30.. l’uniformisation des goûts est ce qu’il y a le plus à craindre. C’est flippant. Heureusement, on arrive à se rattraper avec les sorties dvd blu ray mais quand même. Mais je garde la foi parce que je retrouve des îlots de résistance à cette uniformisation ici et là. Les blogs sont très riches de ce point de vue parce qu’on y découvre des films et des auteurs divers et variés avec des personnes qui aiment le cinéma ! 🙂

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