Dernier train pour Busan ~ Yeon Sang-ho

Voyage au bout de l’enfer

Comme pratiquement chaque année, ces deux mois d’été 2016 auront été parcourus par toute une flopée de films hollywoodiens tous plus décevants les uns que les autres. Face à l’inutile adaptation des aventures de Tarzan par David Yates, un S.O.S Fantômes féminin largement en-dessous des premiers opus et un Suicide Squad très attendu qui a finalement défrayé la chronique, les vacanciers auront eu raison d’aller profiter des rayons du soleil estival plutôt que de la climatisation des salles obscures. Du côté européen également, la désillusion est grande : les trois films cannois présentés au mois d’août, Rester vertical, Sieranevada et Toni Erdmann, ont davantage conquis l’infime sphère de journalistes spécialisés que les spectateurs venus voir de soi-disant grandes œuvres du cinéma. Heureusement, quand rien ne va plus sur les grands écrans, le cinéma asiatique vient nous rappeler qu’il existe encore des films capables de nous offrir des moments intenses. C’est le cas de The Strangers, Man on High Heels et surtout Dernier train pour Busan, tous trois venus de Corée du Sud, qui ont su atteindre le cœur d’un public en mal de qualité cinématographique.

Réalisé par Yeon Sang-ho, un cinéaste habituellement cantonné aux films d’animation, Dernier train pour Busan, qui met en scène des zombies attaquant la race humaine après la propagation d’un virus mystérieux, s’affiche d’emblée comme un film d’action horrifique mené d’une main de maître. Après une courte introduction qui présente efficacement les personnages et leur situation, le film installe une tension palpable à chaque instant, servie par des effets spéciaux peu visibles et un scénario diablement corrosif, qui tiendra le spectateur jusqu’à la dernière seconde. Par une unicité du lieu (le train, véritable décor confiné vecteur de claustrophobie et de paranoïa) et une capacité à créer aussi bien une ambiance nerveuse que des moments de répit apparent où le danger continue de rôder autour des personnages, le film fait montre d’une rare puissance dans sa forme et parvient à accomplir ce que peu de films actuels réussissent : grâce à une horreur épurée dans son visuel mais bien présente dans son propos, Dernier train pour Busan enferme le spectateur dans l’obscurité de la salle pour lui faire vivre une expérience cinématographique déroutante, vibrante et réflexive, qui le poussera à voir le monde d’un autre œil dès le retour à la réalité effectué.

En effet, Dernier train pour Busan dépasse amplement son statut de survival opposant zombies et humains pour se muer en une réflexion profonde sur le monde hostile qu’est devenue notre société actuelle. A travers l’histoire personnelle de ses personnages, tous écrits avec précision et intelligence, ainsi que la cause principale des événements représentés, le film se fait le miroir terrifiant d’une société capitaliste où prime le chacun pour soi et dans laquelle l’idée de communauté a totalement disparu. Par un symbolisme parfois trop appuyé mais toujours juste, le film pointe du doigt une civilisation cannibale et autodestructrice qui a perdu toute humanité à force d’autocentrisme, de narcissisme et d’avidité et qui se débarrasse sans pitié de ses « rebuts » tels que les sans-abri et les personnes âgées. Dans son final où la notion de sacrifice prend un sens tout particulier, Dernier train pour Busan nous dit surtout que dans ce monde où règnent le vice et la corruption, seule l’innocence la plus pure peut survivre, incarnée par ces êtres immaculés qui n’ont littéralement pas été contaminés par ce virus dévorant les « coupables » et qui pourront alors dessiner l’horizon d’espoir d’un monde nouveau.

De ce postulat peut alors naître une émotion inattendue et quasiment mélodramatique, venant faire corps d’une manière harmonieuse avec l’action et la critique sociétale. Décelant chez chaque personnage sa part restante d’humanité, sa culpabilité insoupçonnée et les concessions qu’il est prêt à faire pour sortir vivant de ce train d’enfer, le film dresse le portrait d’une humanité en mal de partage et de fraternité, notamment à travers le destin de Su-an, une petite fille souffrant de la séparation de ses parents et de l’absence de son père, un magnat de la finance constamment pendu à son téléphone. Une façon pour Yeon Sang-ho de dire que ce que notre civilisation a gagné en confort, en argent et en influence au sein d’un système régi par le profit et la productivité, elle l’a malheureusement perdu en temps à consacrer aux choses réellement importantes, telles que la famille, l’amour et l’ouverture à l’autre. Un triste constat qui resserre davantage l’étau autour de la gorge du spectateur, pour mieux l’emprisonner et le confronter à ses propres erreurs.

Avec une émotion maîtrisée, un scénario abouti et une atmosphère anxiogène, Dernier train pour Busan s’affirme comme l’un des meilleurs films de l’été. Quelque part entre cinéma cathartique purement divertissant et reflet d’un monde réel peuplé d’individus qui n’ont plus aucune considération pour les êtres et les choses qui les entourent, le film de Yeon Sang-ho entend faire sortir les spectateurs – ces corps mécaniques de plus en plus insensibles que l’humanité a déjà commencé à déserter – de leur apathie et de leur individualisme d’hommes modernes. La vision pessimiste et radicale pourtant proche de notre réalité véhiculée par Yeon Sang-ho devrait rapidement revenir hanter nos écrans avec son prochain film d’animation Seoul Station, un long-métrage présenté notamment au Festival d’Annecy s’annonçant comme le versant noir de Dernier train pour Busan, en se positionnant cette fois-ci du côté des zombies. De quoi nous donner envie de suivre avec passion ce cinéaste qui nous promet à nouveau un regard acéré et sans concession sur les dérives de notre monde actuel.

14 réflexions sur « Dernier train pour Busan ~ Yeon Sang-ho »

  1. D’accord avec la très belle analyse, aussi fine que brillante, de « Dernier Train pour Busan », d’accord également pour « Toni Erdmann »! En revanche, beaucoup moins d’accord pour « Rester vertical », qui me semble être un film tout à fait intéressant et sortant des sentiers battus!

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    1. Merci pour votre commentaire ! 🙂 Pour Rester vertical, j’ai trouvé le film un peu trop éparpillé à mon goût et un tantinet provocateur pour pas grand chose. Il a su en séduire certains, mais je crois que dans l’ensemble, il a plutôt partagé ses spectateurs.

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      1. J’avais déjà énormément apprécié « L’Inconnu du lac », tant le film d’Alain Guiraudie détonait dans la production cinématographique française, par sa radicalité, son originalité et sa très grande maîtrise technique.
        « Rester Vertical », son film suivant, est dans la même veine, quoique très éloigné: on retrouve la même radicalité, la même inventivité, les mêmes thèmes, mais la narration est totalement différente.
        Le film est, comment dire, baroque, c’est le seul adjectif qui me vienne à l’esprit et je l’ai trouvé vraiment passionnant. Peut-être d’ailleurs vais-je être le seul, car je me demande quel public ira voir ce film et sera capable d’y adhérer. Peut-être que la comparaison va paraître audacieuse, mais il me semble que voilà un cinéaste très proche d’un Bruno Dumont, autant par la radicalité du projet que par l’humour qui transparaît parfois.
        Le film est difficile d’accès, du moins au niveau du propos et de la volonté du réalisateur, mais, par contre, très facile à suivre du point de vue de l’histoire, que je n’ai pas vraiment envie de vous raconter, tant elle est loufoque et frôle parfois le burlesque. Disons qu’il s’agit d’une espèce de road-movie d’un personnage incapable de dire non aux autres. Tout l’intérêt du film réside dans le fait d’accompagner ce personnage, qui traverse un tas d’aventures un peu en étranger, comme le personnage de Camus, et cet accompagnement est tout à fait passionnant.
        En outre le film est très riche et très symbolique pour ce qui concerne les thèmes: l’amour, le sexe -et plutôt deux fois qu’une: Alain Guiraudie appelle un chat un chat, ou plutôt, si j’ose dire, une chatte, une chatte!-, la paternité, l’angoisse existentielle, la peur du loup, etc. etc.
        Le cinéaste, enfin, sait filmer, autant la ville que la campagne. Les images des grands causses en particulier sont magnifiques et imprègnent le film, dans la mesure où le personnage finit toujours par y revenir: j’ai particulièrement apprécié la scène finale, stupéfiante de beauté et qui explique le titre du film!
        On parlait de Bruno Dumont tout à l’heure. Alain Guiraudie peut s’en rapprocher, ne serait-ce que par sa faculté à diriger -sauf erreur de ma part- des comédiens non professionnels
        Ce film est un peu une soupe aux herbes sauvages! Prenez un grand chaudron, mettez-y des moutons, des loups, des femmes, des hommes, du sexe, du sexe et encore du sexe, des villes, un bébé -Ah, le bébé!-, secouez bien tout cela, ajoutez-y une pointe d’humour et vous obtenez « Rester Vertical ». Ah, oui, j’oubliais, ajoutez-y les Pink Floyd et une bande-son du tonnerre de dieu.
        Quant aux lieux, magnifiquement filmés ou aux morceaux de musique, difficile de vous en parler, mon cinéma préféré ayant la fâcheuse habitude de rallumer systématiquement avant le générique! Pourtant, bon dieu, ça ne devrait pas coûter plus cher de laisser aller le film jusqu’au bout dans le noir total; en outre, ça éviterait aux gens de se lever et de parasiter totalement le générique.
        Enfin, bon, je peux vous dire que, nonobstant tout cela, ce fut une belle soirée, tant voilà un cinéaste totalement atypique et très attachant!

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  2. Je suis encore plus curieuse de le voir maintenant que je t’ai lue ! Il était déjà d’office sur ma liste en tant que zombie movie mais si, en plus, il se fend d’un peu de qualité autour des boyaux et des entrailles, ça pique mon intérêt 🙂

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    1. La petite nature que je suis a beaucoup aimé, donc si tu es fan de zombies, fonce ! 🙂 Par contre, niveau entrailles et boyaux, c’est assez sobre quand même. Il y a juste quelques morsures par-ci par-là et des numéros de contorsion pour le moins… renversants ! Ça ne l’empêche pas pour autant d’être bien flippant ! 😉

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  3. alors là Emilie voilà typiquement le style de film qui pique ma curiosité. Je suis entièrement d’accord avec toi sur ces deux mois d’été pour le moins sinistrés au niveau cinéma. Le cinéma asiatique je l’aime depuis longtemps, depuis ce jour où j’ai flashé sur le wong kar wai « in the mood for love » qui est sans doute mon film préféré toutes catégories confondus. Le cinéma us ne fait que des suites, des reboots, des blockbusters sans âmes.. quand je vois qu’on ose toucher à Ben Hur.. arrêtons le massacre ! loll reste quelques pépites, cette année j’ai apprécié le jeff nichols midnight specials. J’attends le Xavier Dolan avec impatience, tout comme le Derek Cianfrance. Je n’ajoute rien sur la qualité de ta plume, tu le sais j’adore. Passe une bonne fin d’après midi 🙂

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    1. Le cinéma asiatique promet toujours de belles surprises ! Et de côté-là, rien ne vaut le cinéma de Wong Kar-wai, que j’aime beaucoup aussi ! Son prochain film Blossoms (rien que le titre est sublime) est en production, et comme chacun de ses films est un événement pour moi, inutile de dire que je l’attends avec impatience ! Oui, le cinéma américain n’est pas beau à voir mais il reste quelques auteurs-réalisateurs qui méritent qu’on s’intéresse à eux. J’adore Jeff Nichols également, j’ai par contre un peu plus de réserves concernant Dolan et Cianfrance (je n’ai aimé dans leurs filmographies respectives que Laurence Anyways et The Place Beyond the Pines), mais je suis curieuse de découvrir ce qu’ils ont à nous proposer. Pour le Dolan, je dirai même que mon esprit de contradiction me poussera à aimer son nouveau film, tant il a été détruit par l’ensemble de la critique… ! Bonne soirée, Frédéric ! 🙂

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    1. Merci Gwenaelle ! 🙂 Il ne faut pas (toujours) m’écouter pourtant, il m’arrive de porter aux nues des films qui sont sortis dans l’indifférence générale, ou au contraire, de détester des films qui sont appréciés par le plus grand nombre. Chacun a sa sensibilité, chacun a son propre avis : il faut de tout pour faire un monde ! 🙂

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    1. J’ai beaucoup aimé Tunnel également, même si je trouve que Dernier train pour Busan a une efficacité plus prononcée. Tunnel se démarque par son humour, Dernier train pour Busan par son horreur, et les deux parviennent très bien à nourrir une critique sociale qui ne tombe jamais dans la facilité. Ce qui est sûr quand on voit ces deux films, c’est que la Corée du Sud a un sacré problème avec son gouvernement, et qu’elle sait en tirer de très bons films !

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