Amy ~ Asif Kapadia

Video Killed the Radio Star

Il ne fait pas bon être célèbre au royaume de la musique. Les nombreux documentaires ou films musicaux qui ont écumé l’été 2015 en témoignaient, mettant en lumière la part d’ombre de quelques stars déchues, des colosses aux pieds d’argile qui ont marqué notre monde par leur voix, leurs textes et leurs mélodies, mais aussi par leurs combats individuels. What Happened Miss Simone ?, Cobain : Montage of Heck et Love and Mercy s’attachaient tous trois à dépeindre, avec plus ou moins de recul, la descente aux enfers de trois génies de la musique, à savoir Nina Simone, Kurt Cobain et Brian Wilson, le leader des Beach Boys, seul rescapé parmi les victimes du show-business. A son tour, Amy, un documentaire signé Asif Kapadia, ne dérogeait pas à la règle et nous plongeait au cœur du destin de la jeune prodige Winehouse, disparue tragiquement il y a tout juste cinq ans.

A travers de nombreuses archives – photographies, conversations téléphoniques, interviews mais surtout vidéos -, le film revient, de façon chronologique, sur le parcours fulgurant de la jeune chanteuse. Nous découvrons alors une Amy adolescente en quête d’indépendance et baignant dans les grands standards du jazz, pour la suivre peu à peu dans son travail d’écriture, ses premières performances scéniques (tout en intimité), ses enregistrements en studio et ses amitiés solides. Cependant, les travers de la chanteuse apparaissent discrètement, d’abord comme de banals problèmes d’adolescence – conflits familiaux et troubles alimentaires – avant de se faire plus pernicieux, sous la forme de déboires sentimentaux, d’addictions à l’alcool et aux drogues mais surtout d’un puissant rejet de la célébrité. Amy Winehouse ne voulait en aucun cas appartenir à ce monde de starlettes aveuglées par les feux des projecteurs et le faisait savoir : dans des scènes où son franc parler éclate au grand jour, nous la voyons avec amusement railler le titre d’une chanson de Justin Timberlake et se désintéresser complètement des questions d’un journaliste qui la compare à la mielleuse Dido. Une dérision de façade qui cachait en réalité des inquiétudes bien plus profondes.

Car très vite, après des débuts heureux où la chanteuse s’affirmait par sa force de caractère, son attitude rebelle et son style à part entière, l’étincelle qui lui était propre s’éteint peu à peu, à mesure qu’elle pénètre dans les bas-fonds de la renommée. Si Amy Winehouse ne s’attendait pas à devenir célèbre, elle était encore moins préparée à subir le harcèlement des photographes (certaines scènes hallucinantes la montrent dans la rue, poursuivie par des flashs continuels), à enchaîner les tournées demandées par une industrie du disque régie par un capitalisme vorace et encore moins à encaisser les dérives d’un petit ami junkie et manipulateur, à qui elle a dédié son existence ainsi que ses plus belles chansons. En plus de montrer la déchéance d’une chanteuse fragile qui n’a pas su gérer sa notoriété grandissante et ses problèmes personnels destructeurs, Amy nous met surtout devant le fait accompli : que nous soyons photographes invasifs, magnats industriels ou fans encombrants, à force de vouloir s’approprier les célébrités en attendant insidieusement qu’elles nous divertissent en permanence, nous finissons par les transformer en véritables bêtes de foire.

Des monstres pas si sacrés que nous prenons plaisir à épier dans leur moindre mouvement. Car dans ce documentaire a priori normalement constitué, ce qui frappe véritablement, c’est le nombre d’archives présentes à l’écran, autant d’images et de documents sonores censés pour certains faire partie du domaine privé, mais qui ont été rendus publics par les médias ou par le film lui-même. Devant tant de portes ouvertes sur la vie privée comme professionnelle de la chanteuse, le spectateur se retrouve pris entre la fascination et le voyeurisme : le film répond de manière morbide à toutes les questions qu’il a pu se poser, nourrit sa curiosité mais ne manque pas de l’interroger sur le danger des images. Car Amy n’est pas qu’un simple documentaire qui entend rendre hommage à l’une des chanteuses les plus talentueuses du XXIe siècle : il est aussi un film glaçant sur notre époque, où l’omniprésence des images peut avoir un effet dévastateur. La caméra se fait scrutatrice et intrusive en captant les instants de vie de la jeune chanteuse, de sa première note entonnée à une fête d’anniversaire jusqu’à son dernier souffle, lorsqu’une ambulance emmène son corps recouvert sous les yeux de milliers de fans éplorés et de journalistes insatiables. Ici, Asif Kapadia nous dit en réalité que, toujours soumis au regard de l’autre, l’homme est un animal médiatique qui finira par se faire dévorer vivant. Un constat terrifiant, à l’heure où le culte des apparences et le narcissisme règnent en maître sur notre civilisation et portent clairement atteinte à nos libertés.

Amy se pose alors comme un objet complexe, furieusement contestataire et admirablement construit, en nous mettant face à l’état déplorable de notre monde contemporain. Qu’elle soit consentie ou non, notre relation aux images nous empêche littéralement de garder les pieds sur terre et nous berce d’illusions dans notre vie personnelle comme dans notre rapport à l’autre. Poupée de chiffon manipulable à souhait pour les médias, amie à disposition pour son public, machine à générer de l’argent pour son entourage, Amy Winehouse n’était pourtant qu’un être humain, qui avait la musique pour passion et qui se battait quotidiennement contre ses démons intérieurs. « La vie t’apprend comment la vivre, si tu lui en laisses le temps » dit le jazzman Tony Bennett à la fin du film. Malheureusement, disparue à l’âge de vingt-sept ans et anéantie par une société résolument anthropophage, Amy Winehouse n’a pas eu le temps d’apprendre à vivre. Si elle avait pu rester encore un instant, peut-être nous aurait-elle rappelé à l’ordre, le temps d’un refrain entêtant, avant que nous ne sombrions dans les ténèbres du virtuel.

7 réflexions sur « Amy ~ Asif Kapadia »

  1. J’adore Amy Winehouse, sa voix était unique en son genre et son style, quel talent gâché par les drogues et abus en tous genres. Tu sais que les mêmes personnes qui ont fais ce documentaire ont aussi fais un documentaire sur le groupe Oasis qui s’appelle « Supersonic », ça sort en Octobre. Je n’ai pas vu Amy mais ce que tu en dis fais envie. Cette pauvre jeune femme était entouré de gens malsains qui l’ont bouffés. Il y a du Kurt Cobain en elle et à chaque ce gâchis immense. J’ai vu les images de son dernier concert à Belgrade.. concert où elle était tellement défoncée qu’elle n’était plus que l’ombre d’elle même. On se dit en voyant cela que nous public nous avons aussi un rôle à jouer en laissant ces gens respirer et vivre en paix. Regarde Norah Jones, elle vit à New York, prend le métro, marche dans la rue.. bref mène une vie tout à fait normal, jamais à la une des mag people. Autre époque. Passe une bonne soirée Emilie et bravo pour ton article passionnant 🙂

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    1. Ah, tu m’apprends quelque chose pour le docu sur Oasis ! J’irai voir ça avec plaisir. En tout cas, je continuerai à m’intéresser à ce que fait le réalisateur Asif Kapadia, son documentaire sur Ayrton Senna était aussi un très bon film, qui soulignait l’ironie du destin et le côté romanesque que peut parfois revêtir l’existence. En ce qui concerne Amy, c’est à voir absolument ! Le concert de Belgrade fait partie du film et c’est une des scènes les plus choquantes : on se dit que le public comme les managers de la chanteuse sont responsables de sa descente aux enfers et que des personnes sensées et humaines ne l’auraient jamais laissée monter sur scène dans cet état… Bref, laissons les artistes respirer, ce ne sont que des êtres humains ! Bonne soirée Frédéric 🙂

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  2. Peut-être ne serais-je pas allé voir « Amy », mais je me suis laissé convaincre et j’ai trouvé le film très intéressant sous deux aspects: le destin tragique de Amy Winehouse, le côté humain et philosophique et puis, aussi, le côté cinématographique.
    Je ne connaissais rien de la chanteuse, sinon, comme tout un chacun, ses frasques (alcool et drogue) et les différents épisodes de sa vie qui ont défrayé la chronique. D’où la première surprise: je pensais qu’Amy Winehouse était une chanteuse pop-rock. En fait, c’est surtout essentiellement une chanteuse de jazz, et parmi les plus grandes. Cette voix qu’elle avait est tout simplement stupéfiante. Le film est particulièrement bien fait, dans la mesure où l’on suit le destin fulgurant de cette étoile filante, dont la mort était sinon programmée, du moins annoncée, comme celle de Jimi Hendrix, de Janis Joplin, de Brian Jones, de Jim Morrison, de Kurt Cobain et peut-être d’autres encore. Sa propre responsabilité, la responsabilité de sa famille et des media sont particulièrement bien montrées. Le caractère inéluctable et tragique de sa destinée est parfaitement analysé et il faut avouer que l’on s’attache à ce destin.
    D’un autre côté, le film est intéressant du point de vue cinématographique: la bande-son, le montage sont, en tous points, remarquables. Partant d’images d’archives, le réalisateur a fait un travail minutieux et a tiré le meilleur parti d’images de toute façon étonnantes. Tout contribue, la rigueur de l’exercice, le choix des documents, des plus officiels aux plus intimes, à mettre en évidence la dramaturgie, forcément créatrice d’émotion.
    Au total, « Amy » est un bien beau film, qui a su dépasser le côté anecdotique pour nous montrer une destinée humaine et tous les ressorts d’une chute finalement prévisible!

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  3. Superbe article, tu écris admirablement bien, c’est très fluide et instructif 🙂 Je suis arrivé ici par le « like » que tu as laissé pour notre article sur Amy Winehouse. J’ai vu le film également, mais notre blog est axé sur la musique uniquement! Si tu souhaites nous suivre, on a une page Facebook: ‘tourne-disques’. On parle de tout ce que l’on aime en musique (on est 4 à écrire), ça va de Kendrick Lamar à Nina Simone avec des rubriques, tout ça tout ça pour 1publi/semaine… Bonne continuation en tout les cas!

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