Aujourd’hui s’achève à Paris le Festival Séries Mania, événement consacré aux programmes télévisuels du monde entier. Au milieu des diverses projections et autres rencontres accessibles aux journalistes et au grand public, une petite conférence a retenu l’attention d’un nombre conséquent de personnes, faisant ainsi salle comble ce jeudi soir, dans l’enceinte du Forum des images. Il faut dire que le titre attrayant de cette conférence avait de quoi ameuter les plus curieux. Y a-t-il un rire au féminin ? C’est la question que se sont posée Renan Cros, rédacteur à Cinemateaser, et Yaële Simkovitch, chroniqueuse à Soap et TessMagazine, en étudiant de près tout un éventail de séries comiques anglophones, allant de la pionnière de la sitcom féminine américaine I Love Lucy, diffusée dès 1951, à la toute récente Crazy Ex-girlfriend, dont la première saison s’est conclue en début de semaine aux Etats-Unis. Interrogeant le rire dans sa dimension transgressive, politique et éminemment humaine, les deux intervenants, particulièrement à l’aise, visiblement passionnés par leur sujet et presque aussi drôles que les extraits de séries qu’ils nous ont offerts, se sont surtout penchés sur la valeur féministe de ces sitcoms plus ou moins décomplexées.
Femmes au foyer désespérées
Première réponse apportée à la fameuse question de cette conférence : oui, les femmes sont drôles. Les femmes sont drôles, et pas seulement dans la vraie vie. Depuis quelques années, on note une recrudescence d’une présence féminine dans les programmes comiques du petit écran, notamment aux Etats-Unis. Ces femmes, majoritairement venues de la scène, parviennent à se frayer un chemin jusqu’au sommet, en passant par des émissions telles que le Saturday Night Live et/ou en réussissant à créer leur propre show télévisé. Il y a soixante-cinq ans, Lucille Ball ouvrait le bal avec sa série I Love Lucy, où les clichés de représentation n’étaient évidemment pas encore près d’être abolis. Dans une sitcom classique fondée sur les gags et leur répétition, Lucy apparaît telle une caricature de la femme au foyer, coincée en cuisine derrière ses fourneaux, tandis que son mari s’offre du bon temps sur le canapé du salon. Enfermée dans son statut d’épouse alors qu’elle rêve d’une autre vie, Lucy est pourtant celle qui ouvrira la voie à d’autres sitcoms où des héroïnes pourront prendre la parole pour évoquer leur condition de femmes. En 1988, Roseanne Barr, loin de correspondre aux standards des starlettes télévisuelles, s’empare d’Hollywood pour créer son propre programme. Contrairement à I Love Lucy où le personnage féminin était présenté comme clownesque, celui de Roseanne n’est pas tourné en ridicule, formant avec son époux une équipe cocasse. Par le rire, la série Roseanne devient la vectrice d’une vérité sociale, en représentant de façon réaliste les méandres de la vie de famille.
Être une femme libérée, tu sais c’est pas si facile
Le modèle de la sitcom classique, représenté par les deux séries précitées, est pourtant voué à disparaître. En effet, au fil des années, on assiste à une disparition progressive des codes du genre. Les rires enregistrés ne sont plus de mise, l’unité du récit et des lieux s’ouvre vers d’autres horizons tandis que la répétition des gags se fait plus diffuse, réinventant ainsi le rythme de la comédie télévisuelle. Face à cette modification profonde des territoires comiques dans leur forme, les héroïnes en profitent pour transgresser les clichés et amener une vision de la femme beaucoup plus actuelle au sein des programmes. La série Friends, qui s’est achevée au milieu des années 2000, se trouve encore limitée dans sa perception de la comédie et du corps féminin. Dans un épisode de la cinquième saison, où Rachel se promène entièrement nue dans son appartement – et où elle semble découvrir son corps comme une jeune fille en fleur -, celle-ci est exposée au regard masculin de Ross, qui interprète cette libération soudaine comme un appel sexuel. A l’inverse, dans la récente série Broad City, tout juste âgée de trois saisons, lorsqu’Abbi prend conscience qu’elle se trouve seule dans son appartement, elle se livre à un numéro de danse totalement décomplexé, sur le titre The Edge of Glory de Lady Gaga. Alors que la jeune fille se meut avec plaisir dans son plus simple appareil, son corps apparaît libéré pour lui-même, dans une véritable célébration personnelle, à l’abri des regards et des désirs masculins.
Cette libération physique de l’héroïne de série peut aussi s’oraliser, devenir une parole qui servira à raconter la vie des femmes et le rapport qu’elles entretiennent avec leur corps. C’est l’entreprise menée par Amy Schumer, spécialiste de la transgression et de la provocation, avec sa série au titre évocateur Inside Amy Schumer. Elle réunit le temps d’un épisode trois actrices appartenant à la génération précédente – Patricia Arquette, Tina Fey et Julia Louis-Dreyfus -, pour émettre un discours sur la réalité et les difficultés d’être une femme de télévision. Les comédiennes s’emparent alors de leur parole pour pointer du doigt, toujours avec humour, la cruauté du système hollywoodien et des magazines people, qui se permettent de juger l’apparence des actrices qui ont passé la barre des quarante ans et d’estimer si elles sont encore « fuckable » ou non. Par cette transgression qui apparaît moins comme une provocation agressive qu’en tant qu’adresse au spectateur, Amy Schumer parvient à insérer une parole politique dans le rire, dans le but d’alerter les consciences de celles et ceux qui assistent à son show. Un geste qui découle d’ailleurs directement de celles qui se sont imposées comme les deux personnalités incontournables du rire au féminin, Tina Fey et Amy Poehler.
De top-models à modèles au top
Ces deux comédiennes, chacune dans leurs séries respectives où elles tiennent le rôle à la fois d’actrices et de créatrices, interrogent le rire dans sa dimension politique et sociale. D’un côté, Tina Fey, véritable figure du féminisme à l’écran comme à la ville, a profondément changé l’image du Saturday Night Live, en permettant à de nombreuses artistes féminines de s’exprimer au sein du show. Avec 30 Rock, série de mise en abyme quasi-totale, Tina Fey présente une héroïne dans son travail de scénariste pour la télévision, mettant en échec sa vie sentimentale et sexuelle. Le personnage de Liz Lemon prouve d’ailleurs qu’elle a plus de neurones que la plupart des poules qui s’animent dans certaines productions américaines : c’est bel et bien sa carrière qui passe avant tout, et non son apparence vestimentaire ou sa ligne, qu’elle accable à coups de hot-dogs en guise de quatre-heures. De l’autre, Amy Poehler, dans sa série Parks and recreation, n’a pas peur d’assumer avec sérieux sa vision positive, voire idéaliste, du féminisme. Dans cette perspective, Leslie Knope est davantage montrée en tant qu’amie et collègue au sein de son entreprise que dans son activité de maman. Les moments d’échec qu’elle peut connaître dans son travail ou dans ses ambitions politiques ne lui servent qu’à mieux repartir sur les chapeaux de roue et à affirmer son caractère de femme forte et déterminée. En s’éloignant considérablement des clichés des femmes au foyer, les deux comédiennes se posent ainsi en véritables modèles politiques à suivre, que ce soit pour les générations suivantes d’actrices de comédie ou pour les spectatrices qu’elles parviendront à atteindre à travers leur discours féministe et progressiste.
Un jour, mon prince viendra ?
De plus en plus représentées dans leur activité professionnelle et dans leur vif désir de réussite, les femmes de séries comiques rencontrent quelques difficultés dans leur vie privée. Dans Garfunkel and Oates, programme qui n’a malheureusement connu que dix épisodes, la romance n’est pas de mise car les deux protagonistes féminines portent un regard désabusé sur les rencontres amoureuses. Loin d’être motivées par le double rendez-vous qui les attend, les jeunes filles préfèrent retourner la situation à leur avantage et faire de ce tête-à-tête une expérience scientifique : il s’agira alors pour ces demoiselles de ne pas dire un mot de toute la soirée et de découvrir combien de temps mettront leurs interlocuteurs pour remarquer leur mutisme. De la même façon, Crashing, la seule série britannique du corpus présenté, met aussi en scène une héroïne dans un rapport à l’amour assez désenchanté. Coincée dans une indécision permanente, Lulu, interprétée par Phoebe Waller-Bridge, va transformer sa relation amoureuse en un jeu de chat et de la souris particulièrement cruel. Ici, le rire permet alors de montrer, dans un romantisme bien présent mais affiché dans une forme assez angoissée, à quel point l’héroïne de la série est perdue, face à des sentiments qu’elle peine à assumer pleinement.
D’autres femmes de télévision, à l’instar de Mindy Kaling, se montrent moins émoussées par les relations sentimentales et veulent encore croire au romantisme. Dans sa série The Mindy Project, l’actrice-créatrice assume parfaitement son côté fleur bleue en s’inspirant de comédies romantiques diverses, dont son personnage est d’ailleurs fan. En utilisant des références à Quand Harry rencontre Sally ou Vous avez un message, Mindy Kaling y ajoute tout de même une bonne dose de réalisme, pour ne pas tomber dans la mièvrerie stéréotypée des romances cinématographiques, mais surtout pour susciter le rire. Loin d’avoir le physique de l’emploi, Mindy, qui se qualifie elle-même de « chubby », s’insère dans une ambiance de comédie romantique mais ancre considérablement ses rêves d’histoire d’amour parfaite dans la réalité. Ainsi, alors qu’elle veut reconstituer une scène de Nuits blanches à Seattle, en donnant rendez-vous à son futur amoureux tout en haut de l’Empire State Building, les choses ne se passent pas tout à fait comme prévu. Les ascenseurs étant en panne, Mindy se retrouve obligée de monter les mille et quelques marches du bâtiment, puis d’arriver au sommet totalement en nage et au bord de l’arrêt respiratoire, créant un décalage avec les standards glamours de ses films préférés – c’est bien connu, Meg Ryan ne transpire pas ! Le premier baiser, moment romantique par excellence, aura ainsi lieu sur le sol jonché de déchets de l’Empire State Building, et sera interrompu par les premières querelles du couple qui vient à peine de se former.
S’ouvrir à l’autre
Cette parole féminine, pour être effective, doit enfin s’ouvrir à des personnages masculins ou des programmes destinés à tous types de publics, dans le but de toucher un plus grand nombre de spectateurs. Dans Master of None, le comédien et créateur Aziz Ansari met en scène un personnage qui a pris conscience de la condition féminine et des problèmes inhérents au statut des femmes. Le sujet sensible du féminisme est ici étudié d’un point de vue masculin : sont ainsi posées les questions de l’ouverture à l’autre, de l’empathie et de la discussion, qui deviennent alors la forme même de la comédie. Le rire se fait plus humain, plus apte à permettre aux questions sociales d’atteindre le spectateur en plein cœur. C’est aussi le cas de la série Crazy Ex-girlfriend qui vise, par la diversité des sujets qu’elle aborde – dépression et recherche du bonheur, réussite sociale et professionnelle, relations amicales et amoureuses -, à dépasser un cercle exclusivement féminin et à rendre la parole féminine accessible à tout le monde. Dans une scène de chanson parodiée, la talentueuse Rachel Bloom montre par le rire les difficultés que rencontre une femme pour se faire belle avant un rendez-vous amoureux. A travers un personnage de rappeur, apparemment viril et macho, qui fait irruption au milieu de sa salle de bain et qui, devant les divers objets de torture qu’il y découvre, prend conscience qu’il va devoir aller s’excuser auprès des quelques « bitches » qu’il a connues, la série montre bien l’importance d’élargir le discours féministe pour toucher les esprits les moins avertis. Si le programme peine à se faire reconnaître comme féministe aux Etats-Unis, force est de constater que Crazy Ex-girlfriend est une comédie à suivre de près pour continuer à étudier la question du rire au féminin.
Des années 1950 à aujourd’hui, la sitcom féminine a éminemment évolué, dans sa forme comme dans son propos. Les femmes ont pu progressivement prendre le pouvoir du petit écran pour y exprimer, par le rire, leurs problèmes de la vie quotidienne, leurs difficultés à s’affirmer dans un monde dominé par les hommes, mais surtout leur volonté de faire bouger les normes de représentation. Les séries comiques de ces dix dernières années représentent donc un formidable vivier d’artistes féminines, qui ont toutes su renverser à leur manière les codes d’une télévision et d’une société encore trop conservatrices au tout début du vingt-et-unième siècle. Alors oui, le rire au féminin existe bel et bien : il s’exprime par la transgression des conventions, le geste politique ou bien la romance blasée et se fait le vecteur d’une avancée sociétale à ne surtout pas négliger. Le chemin parcouru par les diverses héroïnes, qui usent avec intelligence et malice de ce rire au féminin, a surtout pour vocation de faire entrer dans les consciences occidentales, encore bien loin d’être entièrement avisées en matière de féminisme, cette idée révolutionnaire, comme l’a écrit Cheris Kramarae, que « les femmes sont des êtres humains. » A bon entendeur, salut !
ton sujet est original et ton texte est vraiment bien fait, c’est plaisant de te lire ! Bises Emilie 🙂
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Merci Frédéric ! C’est toujours un plaisir d’avoir des retours positifs sur ce que j’écris 🙂 Bises et bonne semaine !
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