Inquiétante étrangeté
Les films d’animation ne sont pas strictement réservés aux enfants ; certains d’entre eux sont même entièrement destinés aux adultes. Parmi eux se trouvent des œuvres politiques telles que Persepolis de Marjane Satrapi ou Valse avec Bachir d’Ari Folman, les expériences délirantes de Richard Linklater dans Scanner Darkly ou Waking Life, ou encore les productions d’Adam Elliot, qui, avec Mary et Max, véritable chef-d’oeuvre de noirceur et de mélancolie, a su redonner à la pâte à modeler sa force d’évocation âpre et sinistre. C’est aujourd’hui à Duke Johnson et Charlie Kaufman (exaltant scénariste d’Eternal Sunshine of the Spotless Mind et Dans la peau de John Malkovich) de pénétrer dans ce monde étrange et paradoxal qu’est l’animation pour grandes personnes.
Anomalisa, aux limites de l’expérimental, paraît d’abord comme un objet extrêmement curieux et peu accessible. L’inconfort généré par le film est d’abord sonore : dans les premières minutes, tandis que l’image est encore sombre, de nombreuses voix envahissent l’écran. Autant de paroles intérieures qui bourdonnent à nos oreilles et nous tiennent prisonniers dans l’obscurité de la salle. La gêne est encore plus forte lorsque nous comprenons que tous les personnages sont doublés par un seul et même acteur. A l’image, la fluidité et le classicisme ne sont pas non plus au rendez-vous. La technique d’animation en stop motion utilisée par les deux réalisateurs crée d’emblée le malaise. Tout semble bouger au ralenti, les corps se déplacent de manière mécanique et les visages, scindés en deux au niveau de la ligne des yeux, sont si disgracieux qu’ils renforcent l’inhumanité qui se dégage des personnages. Si l’expérience est déroutante, n’est-ce pas justement là une façon pour Kaufman et Johnson de représenter les hommes comme de vulgaires pantins, manipulés par la vie et ses aléas ?
Car là est bien la volonté d’Anomalisa : dépeindre l’humanité dans ce qu’elle a de plus désenchantée. Une fois assimilée l’étrangeté de la forme, la familiarité du propos finit par l’emporter. Dans ce huis clos aux allures de mélodrame ordinaire, nous faisons la connaissance de Michael Stone, chargé de clientèle en voyage d’affaires reclus dans sa chambre d’hôtel. La routine s’est installée dans la vie de cet homme entre deux âges comme dans celle du spectateur : chaque jour voir défiler les mêmes visages, entendre les mêmes sonorités, subir la même solitude. Jusqu’au moment où, brusquement, alors que la crise de nerfs n’est plus très loin, un vent de fraîcheur vient souffler sur le film. Une voix nouvelle – celle de Jennifer Jason Leigh – résonne dans le couloir de l’hôtel, comme un miracle. Tant dans la vie du personnage que dans l’expérience du spectateur, Lisa apparaît comme un cadeau, une respiration dans cet univers oppressant. Avec elle, l’émotion peut enfin naître et donner lieu à des moments de grâce bienvenus.
Alors que tout paraissait artificiel et que le malaise semblait vouloir persister, la délicatesse finit par affleurer et inonder l’écran. Le magnifique passage où Lisa, gênée mais incroyablement prolixe, se met à entonner Girls Just Wanna Have Fun de Cyndi Lauper, fait l’effet d’une gifle en plein visage : nous ne sommes plus face à des marionnettes mais bien en tête-à-tête avec des êtres humains, dotés de personnalité, de complexes et de sentiments. S’ensuit une valse des corps où la laideur de l’animation est totalement évincée de l’esprit du spectateur pour laisser place à une beauté rayonnante. Les yeux brillants de Lisa, la douceur de Michael, l’intimité de la chambre d’hôtel : l’étrangeté des lieux et des personnages se métamorphose soudain pour donner naissance à un instant suspendu de pure poésie. Pourtant, l’émotion ne saurait durer : l’effervescence de la nouveauté s’estompe rapidement et le train-train vient finalement reprendre son dû. Michael et le spectateur retombent dans leur torpeur, désabusés devant le cercle vicieux qu’est en réalité l’existence de tout un chacun.
Grâce à un décalage entre humanité et monstruosité, à un regard aiguisé sur le monde d’aujourd’hui et à une ambiance neurasthénique dévastatrice, le film brasse des questions existentielles multiples : l’uniformisation du monde, le temps qui passe, les habitudes qui régissent notre quotidien, l’éphémérité de l’inédit. En nous tendant le miroir de nos démons les plus terribles, Kaufman et Johnson parviennent à livrer une oeuvre freudienne totalement déstabilisante, tant au niveau cinématographique qu’émotionnel. Véritable anomalie dans le paysage cinématographique actuel, Anomalisa, en réussissant à faire naître le sublime de la bizarrerie, nous rappelle sans détour, qu’en animation, tout est possible et réalisable. Même les projets les plus singuliers.
merci de s’être abonné à mon petit blog. je constate que nos critiques se croisent parfois. on commence celle de ce film de la même manière, en évoquant ce qu’évoque le film dit « d’animation ». et on partage aussi un regard plein d’admiration pour ce film. à bientôt et bonne continuation.
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si vous voulez lire ma critique sur anomalisa : https://davidjullien.wordpress.com/2016/02/22/anomalisa-duke-johnson-et-charlie-kaufman-usa-2016/#more-893
désolé de poser la question dans un commentaire (mais vous n’êtes pas obligée de le mettre en ligne), mais comment êtes-vous tombée sur mon blog, vu que je n’ai fait aucun effort de pub ou de référencement ? ça fait plaisir en tout cas, même si je parviens pas à faire autant d’articles que je le voudrais, que ce soit pour les films, séries, ou autres.
bons films à vous en attendant.
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A vrai dire, j’ai fait une recherche par mots-clés pour découvrir d’autres sites qui parlent de cinéma, et je suis tombée sur le vôtre. C’est toujours intéressant de voir les avis d’autres personnes, sur des films qu’on a aimés ou détestés d’ailleurs.
Bonne continuation à vous, au plaisir de vous lire !
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