À la recherche du temps perdu
1984. Un nombre qui évoque le titre d’un roman de George Orwell, l’année de sortie de l’album Born in the USA de Bruce Springsteen ou encore le décès de François Truffaut. Mais 1984, c’est aussi l’année de naissance de Paris, Texas, véritable merveille du cinéaste allemand Wim Wenders, récompensée d’une Palme d’Or cannoise. Exactement trente ans après son sacre, Paris, Texas n’a pas pris une seule ride et continue de diffuser son aura si particulière, tel un parfum enivrant dont les effluves ne sont pas prêts de se dissiper.
Paris, Texas est d’abord un objet sensoriel unique. Wim Wenders nous invite au voyage dans l’Ouest américain, des paysages désertiques de Terlingua au Texas jusqu’aux rues illuminées de Los Angeles. Des couleurs chatoyantes envahissent le cadre, les bleus électriques de la ville nous attirent autant que l’ocre des hautes plaines. Portés par les notes aussi envoûtantes que lancinantes de Ry Cooder, nous pénétrons dans la vie de Travis, un homme au passé osbcur avec lequel il doit reprendre contact pour pouvoir expier ses fautes.
Le film s’installe doucement, de façon presque nonchalante, pour mieux nous happer par la suite. L’enchantement apparent produit par les images laisse place à la découverte de personnages brisés en quête de reconstruction, touchés par la déchéance du rêve américain. Le parcours de Travis, incarné par un Harry Dean Stanton d’une justesse rare, est ponctué d’espoirs qui se dessinent au fur et à mesure du voyage. Après quatre ans passés à errer dans le désert, son frère Walt vient le retrouver au milieu de nulle part. Les seuls biens que Travis possède sont une photo d’un terrain vague situé à Paris au Texas et celle d’un petit garçon et de sa mère, tous deux d’une blondeur éclatante. A partir de là, Travis devra renouer des liens avec les êtres chers qu’il a perdu, son fils Hunter et son ex-compagne Jane.
Cette image de parcelle vide traverse toute l’oeuvre, comme le symbole d’un futur à recomposer, d’une histoire à réécrire. La réunion des âmes aura bien lieu, mais c’est sans compter sur la touche d’amertume qui l’accompagne. Le destin et les décisions de ce vagabond silencieux nous bouleversent, car celui-ci se refuse le droit au bonheur par souci de culpabilité. Travis se prive également d’un confort matériel que pourrait lui apporter une société régie par l’argent et par le culte de l’image. Travis détonne complètement de l’univers que Walt l’a forcé à réintégrer. Après des années à vivre en ermite, Travis doit s’habituer à nouveau aux voitures, aux habits propres et au monde civilisé. Comme l’annonce un homme criant en haut d’un pont, ce monde, où règnent saunas, affiches publicitaires et voitures de sports, court à sa perte. Paris, Texas prend alors une dimension brutale, montrant des êtres coincés entre un passé perdu à jamais et un avenir compromis.
Mais la force de Wenders, c’est de ne jamais poser un regard accusateur sur ces personnages égarés et vulnérables. Nous assistons au déchirement des êtres, emportés par leur histoire traumatique et leurs rêves déchus. Lors des magnifiques séquences de peep-show, la tension est palpable, l’émotion à fleur de peau. Et lorsqu’enfin nous accédons aux révélations de Travis sur son passé douloureux, le trouble est à son paroxysme, l’effervescence des cœurs explose dans un moment de pure beauté suspendue. Car ce qui compte dans Paris, Texas, c’est l’aventure humaine que nous donne à vivre Wenders, à travers les épreuves de ces personnages écorchés par la vie.
À coups d’envolées lyriques et de chamboulements profonds, au sein d’une société comme dans le cœur des hommes, Wenders livre un film grandiose et inoubliable. Evidemment, Wim Wenders n’est pas l’homme d’une seule oeuvre. Si des films tels que L’Etat des choses ou Alice dans les villes ont très justement marqué l’Histoire du cinéma, Wenders continue de nous enchanter à l’heure qu’il est avec des documentaires aussi beaux que passionnants. Pina et plus récemment Le Sel de la Terre confirment peut-être la postérité de ce cinéaste remarquable, mais Paris, Texas restera son chef-d’oeuvre incontournable et intemporel. Sûrement le plus beau périple émotionnel de ces trente dernières années.